Aujourd’hui, 3 novembre, anniversaire de son décès il y a trente ans, journée de grisaille comme à son enterrement, bien que ce jour-là, tout le cimetière et la ferme voisine et les champs environnants portaient un immense linceul blanc tombé pendant la nuit sur le village. Un beuglement morne répondait aux tintements du glas. Six jours après son décès, ma main endolorie après avoir été écrasée par la foule ininterrompue venue payer leur respect comme on dit à Sudbury à la coop funéraire la veille. « J’ai voté pour votre père plusieurs fois à sa première élection » m’a assuré un homme de Chapleau en me pompant le bras. Combien de mains mon père a-t-il serré pendant ses cinquante ans de vie publique? Nous étions là, moi, la famille, la parenté, le curé et les enfants de choeur, leurs soutanes sous leurs manteaux d’hiver, il faisait froid le matin où on a enterré Rhéal Bélisle. Une tombe avait été creusée dans le sol gelé du cimetière de Blezard Valley. Pas question que le Père passe l’hiver au funérarium! Ce fut la dernière mise en terre de 1993 à la paroisse Notre Dame du Saint Rosaire.
Longtemps j’ai cru que sa mort à 73 ans présageait mon espérance de vie, et j’ai vécu comme s’il me restait 30 ans à vivre. Maintenant que j’approche de l’âge où la maladie l’a fauché, ma vie de cigale me rattrape, et comme mon père à cet âge a sûrement dû espérer, je prendrais bien un autre vingt ans. Ma mère, plus jeune de deux ans, pensait elle aussi qu’elle n’en avait plus pour longtemps lorsqu’il est mort, ce qui ne l’a pas empêchée de vivre un autre trente ans. Une lueur d’espoir est née en moi, et la sagesse du temps vécu aidant, je comprends mieux ce qu’il appelait sa « cocologie », une sagesse tout le contraire de l’air du temps, ancrée dans une foi indéfectible en la résurrection des morts, la vie sur terre n’étant que l’examen d’admission de l’existence, l’attraction principale étant la contemplation d’une divinité après la mort, dans ce que nous appelons maintenant grâce à la culture populaire américaine l’apocalypse des zombies.
Il y croyait à ça, au Jugement Dernier, et jamais au grand jamais fallait-il être incinéré après la mort, car comment pourrait-on se présenter devant Saint-Pierre si on avait brûlé son corps, m’avait-il dit un jour. Comme si ce n’était pas assez de me sentir démuni ce jour là, le Père s’était choisi un cercueil qu’on aurait cru blindé de plomb « pour les siècles des siècles » tellement il était lourd. Les six porteurs que nous étions avaient dû être épaulés par deux croquemorts pour monter et descendre les marches de l’église. Encore là, le matin même de son enterrement, il avait trouvé moyen de nous faire ressentir le poids de sa notoriété.
Mon père est mort aujourd’hui il y a trente ans et je sais de moins en moins qui il est. Il me fascine, et je cherche sans doute à remplir le vide de ma vie par le trop-plein de la sienne. On verra ce que la loi des conséquences imprévues produira. N’empêche que c’était quand même tout un numéro, Rhéal Bélisle, le self-made senator du nord de l’Ontario.
Très beau texte. Difficile de trouver le ton juste pour un sujet pareil. Il faut se dire que, parfois, le poids du plomb est le poids de l’or.
Quel bon texte, Gilbert!
Quoi de mieux qu’écrire quand la rumeur des questions irrésolues devient un peu trop persistante?