Voulez-vous chiller avec moi ?

Saviez-vous qu’il y a 25 voyelles, 26 consonnes et 3 semi-consonnes en français québécois chill alors qu’il n’y a que 16 voyelles, 21 consonnes et 3 semi-consonnes en français standard ? Moi non plus avant d’être tombé sur le Dictionnaire du chilleur de Jérôme 50.

C’est vrai, je l’avoue, j’ai une dépendance morbide aux dictionnaires. J’aime ça lire un dictionnaire. C’est ma machine à rêver. J’ai toujours aimé ça. Enfant, je me réfugiais dans le Petit Larousse où je découvrais le monde au-delà de ma campagne. C’est le seul livre que je me souviens d’avoir feuilleté et regardé plus que mon catéchisme à part quelques albums de Tintin et surtout des comics américains DC à 10 cennes puis à 12 cennes que mon frère et moi pouvions acheter avec les trente-sous qu’on nous donnait pour nous occuper quand on allait se faire scalper chez le barbier de Val Caron. Le soir je faisais mes devoirs en jouant au saute-mots entre ses illustrations.

Depuis le modeste truchement que je suis a pour unique rempart le dictionnaire papier. Je sais que c’est dépassé, qu’avec Internet il paraît qu’on trouve tout plus vite. Whatever. Ceux qui comme moi ont une foi inébranlable en l’osmose savent que c’est par osmose que nous prenons connaissance du savoir qui rayonne des livres que nous n’avons pas lus. Ce n’est pas forcément le sol le plus solide sur lequel ériger une entreprise de truchement, mais il faut bien composer avec ses moyens. Je savais comme par osmose que je ne savais rien. Whatever, y rien comme des études supérieures pour se perfectionner et parmi mes doctes professeurs, celui qui m’a le plus marqué était Charles Metz, traducteur émérite, éminence grise du milieu, alors propriétaire de Holt Translation Agency, un des plus anciens cabinets de traduction. Il donnait le cours d’introduction à la traduction et m’avait déclaré comme si c’était la plus simple évidence qu’un traducteur n’avait jamais de bonne raison pour ne pas avoir consulté son dictionnaire. J’avais trouvé mon bouclier.

Ma manie d’acheter des dictionnaires a commencé à ce moment-là, et depuis, j’en ai acquis. J’ai même un Dictionnaire de la pornographie de 581 pages publié aux Presses universitaires de France, qui ne contient que des lettres et des chiffres et pas une seule traître illustration pour vous dire à quel point je suis abonné aux mots des dicos. Je suis toujours aux aguets, ne ratant jamais l’occasion de jeter un coup d’œil dans le rayon des dictionnaires des librairies, ce qui explique pourquoi avec son bandeau « la jeunesse québécoise a enfin son dictionnaire », je n’ai pas pu résister au petit bijou qu’est le Dictionnaire du chilleur. Voilà un dictionnaire qui est beaucoup plus qu’un simple lexique. C’est une description au fil de ses articles de nombreux aspects de la vie des jeunes, ce qui lui donne l’aspect d’un traité de sociologie pour notre ère du déficit d’attention, tellement les articles renseignent sur certaines pratiques culturelles de la chillitude (voir toast et hélicoptère ci-dessous). Ce n’est surtout pas un ouvrage à mettre entre les mains des enfants, sous peine d’avoir à souffrir les couacs de leur apprentissage du vocabulaire cool de la rue.

Côté fabrication et contenu, le Dictionnaire du chilleur est un petit fabergé, c’est à dire un objet qui a été façonné avec un soin extrême et qui émerveille par l’éclat de la perfection du travail de son artisan. Un bon dictionnaire se reconnaît à la présence d’outils qui expliquent la rédaction et l’interprétation de son contenu. Ici, il ne manque rien. On y trouve des clés de prononciation selon l’alphabet phonétique international ainsi que des symboles et abréviations qui contextualisent les définitions et exemples; le corpus ayant servi à établir la nomenclature du dictionnaire, en l’occurrence une liste apparemment exhaustive du rap québécois; des tableaux de conjugaison des verbes, au cas où on a doute sur le futur proche de DM (c’est… je vais DM), et des toponymes (Gatineau en chill c’est G-Town). L’approche est délibérément scientifique et aucune expression n’est exclue de la nomenclature du français québécois chilleur sous prétexte qu’elle serait offensante. Par conséquent, avis aux épidermes fragiles, il y a matière à offenser tous les goûts, y compris des mots pas très fins envers les gens de l’Ontario et du Canada, parce que tokébakicitte. Le devoir d’exhaustivité du lexicographe lui impose l’obligation de préciser également les connotations problématiques, ce qu’il fait à l’aide de marques (comme ironique, offensant, vulgaire, péjoratif…). Pour qui tire son plaisir de trouver des mots dans leur état brut, le Dictionnaire du chilleur réserve des pépites savoureuses. Pour qui s’inquiète du français au Québec, il vaut mieux éviter de le consulter s’il y a risque d’apoplexie, puisqu’on a rarement l’occasion d’avoir un ouvrage qui décrit de façon si implacable la prolifération d’anglicismes de tout acabit. On risque alors de le prendre pour une maquette du français de demain en terre québécoise, ce qui est fort possible lorsque les chilleurs d’aujourd’hui seront les okboomeurs de demain « … mais nous, nous serons morts mon frère ».

Extrait du Dictionnaire du chilleur

Il ne faut pas se méprendre, le chilleur n’est pas un hipster. Voici comment il se définit : « Personne qui adopte une attitude détendue, désinvolte et nonchalante, un mode de vie hédoniste, anticonformiste et oisifs, et qui s’adonne typiquement à la consommation d’alcool et de drogue, à la flânerie et à des divertissements contemporains. » Le français québécois chill est ici consigné dans 3100 articles et 5500 sens et plus de 7000 exemples relevés « à plus d’une reprise auprès de francophones québécois âgés de 15 à 35 ans », nous renseigne la préface. Voilà donc le français contemporain tel qu’il est parlé dans la rue, à la télé et dans les chansons recensées par Jérome 50, rappeur à ses heures lorsqu’il n’est pas le linguiste masqué Jérome Charrette-Pépin.

Les exemples sont les épices d’une saucette de dictionnaire, et ici, il n’y a pas d’article qui n’ait ses exemples, tous aussi savoureux les uns que les autres, comme on peut le constater ci-dessous.

Pourquoi y a-t-il 25 voyelles, 26 consonnes et 3 semi-consonnes en français québécois chill? Simplement parce qu’on ajoute aux sonorités du français les sonorités des mots venus d’autres langues, en grande partie de l’anglais mais aussi de l’arabe et du créole.

Extrait du Dictionnaire du chilleur

Voilà à quoi ressemble une de ses 444 pages. L’ouvrage coche toutes les cases d’un dictionnaire de qualité. D’abord, il y a la mise en page claire, aérée et très lisible de la maison Robert, où tout est bien pensé. L’origine de l’exemple est signalée par une icône en début de phrase. Le carré désigne une transcription d’une émission de télé, en l’occurrence Occupation Double. La note de musique indique une parole de chanson. Les exemples précédés d’un phylactère sont « des exemples oraux inédits, basés sur des énoncés recueillis directement sur le terrain ». Jérôme 50 ne fait en quelque sorte que choisir parmi les énoncés ceux qui serviront d’exemple. Ce détail devient intéressant à mesure que je lis le dictionnaire, puisque c’est une fenêtre sur les prédilections de l’auteur et je m’amuse à imaginer des liens possibles entre les mots, et je me vois dans un film en train de dépouiller le message secret sur le français au Québec qui se cache dans les exemples. Une vraie machine à rêver, que je vous dit.

Une particularité de ce dictionnaire est la présence de dialogues en guise d’exemples. C’est une heureuse innovation qui rend bien l’intensité des mots, en plus de souvent être très drôle. À force de lire ces bribes de conversation au fil des articles, on se surprend à imaginer ces chilleurs et chilleuses bien gelés en train d’attendre godot sur une scène. Avis aux dramaturges en mal d’inspiration : mine à dialogues à exploiter.

Chilleur 1 : Kiou ! Kiou ! Kiouuuuuuuuuu !

Chilleur 2 : Kiou !

Chilleur 1 : Qu’est-ce t’as faite hier ?

Chlleur 2 : On a viré une king brosse.

Chilleur 1 : T’as trop bu, tu couches sur l’divan à soir.

Chilleur 2 : Ben non, relaxe ! J’ai mon permis d’gars chaud.

Chilleur 1 : Le meilleur remède pour un rhume, c’est une tisane de mush.

Chilleur 2 : Let’s gooooo !

Chilleur 1 : Qui dit plomb?

Chilleur 2 : Plomb !

Chilleur 1 : Fuck j’ai oublié mon pape chez nous.

Chilleur 2 : T’inquiète, gee. J’ai une pomme dans mon sac.

Chilleur 1 : Dis pas à ma blonde que j’ai flirté avec son amie.

Chilleur 2 : Ok, j’vais rester quiet.

Chilleuse 1 : Hier soir, j’me suis faite cruiser par un joueur d’la NHL.

Chilleuse 2 : Arrête, estie qu’tu râles !

Chilleuse 1 : Pourquoi ton ex est dans l’salon en train d’frencher ta meilleure amie ?

Chilleuse 2 : Fouille-moi.

Chilleuse : J’ai échappé mon iPhone dans l’égout.

Chilleur : RIP

Exemples tirés de kiou, king, permis, mush, plomb, pomme, quiet, râler, fouille-moi, RIP.

Dans ma chasse aux exemples, je tombe sur un mot de ma mère, qui n’était pas particulièrement chilleuse à ce que je sache, qui répétait à sa marmaille « que les celleux et les cellèses qui ont à écouter écoutent ». C’est dire à quel point le parler chill est près de nous.

Extrait du Dictionnaire du chilleur

La proximité de l’anglais et du français est depuis toujours source de croisements de mots. La rubrique Étymologie des articles rappelle systématiquement l’ancien français à l’origine des mots anglais, un peu comme si on voulait rappeler que ces expressions sont en réalité des demi-cousins de sang. Ici, c’est la prononciation qui justifie la présence de la forme anglaise de connaisseur (« conne oie sur ») car il n’y a pas d’innovation sémantique par rapport à la forme française.

Extrait du Dictionnaire du chilleurExtrait du Dictionnaire du chilleur

Petit détour concernant concerné

Devant leur fréquence, je me suis demandé à plusieurs reprises si ces étymologies n’étaient pas un peu arrangées avec le gars des vues, tellement, certaines comme celle de DOC2 semble farfelue à première vue.

À force de vérifier ces étymologies, j’ai constaté que les étymologies qui renvoyaient à l’ancien français étaient toutes attestées dans l’OED. Voici ce que j’ai fait pour concern.

Extrait du Dictionnaire du chilleur

Selon l’OED, le mot serait issu du latin médiéval concernere et du français concerner, tout en citant le Littré, ce qui tombe bien, puisque j’ai justement la machine à rêver par excellence de la langue française.

Étymologie de Concern dans The Oxford English Dictionary

Le mot n’est pas encore très utilisé dans le français décrit par le Littré, paru entre 1862 à 1872, et qui lui attribue une origine bourguignonne « conçarné », origine qui est écartée par le TLF, et qui corrige les affirmations du OED.

Concerner, dans Le Littré
Étymologie de concerner dans le Trésor de la langue française

On peut toujours s’amuser à tenter de déceler les intentions politiques de Jérôme 50 dans son choix de mots et d’exemples.

Extrait du Dictionnaire du chilleur
Extrait du Dictionnaire du chilleur
Extrait du Dictionnaire du chilleur
Extrait du Dictionnaire du chilleur

Ce qui est assez rare dans un dictionnaire, c’est de voir l’auteur se citer dans ses articles comme il le fait ici dans tokébakicitte. C’est peut-être un reflet de l’irrépressible braggadocio des rappeurs, mais chose certaine, Jérome Charrette-Pépin a raison d’être fier de son ouvrage. Et au cas où on en doutait, l’article franglais désigne une saveur de français québécois qui ne serait pas celui du chilleur.

Extrait du Dictionnaire du chilleur

Enfin, certains exemples sont de véritables récits en une phrase, des leçons de vie et de nouvelles expériences :

Maude est partie dans vallée d’l’Okanagan pour faire du picking pis est revenue avec une chlamydia pis pas une criss de cenne. (picking)
Mon chum met du ketchup dans ses céréales, c’est tellement gross. (gross)
Ici, t’es soit l’fucké ou t’es l’cocu, le respect tient quand personne trouve que t’est cave (Connaisseur Ticaso, Normal de l’Est, 2021). (fucké, fuckèse)
Check-moi ben gueuler du Nickleback pis du Lapointe au karaocuir. (karaocuir)
Quand ma styfe me check une tête, je la khalass avec un tiboeuf. (khalass)
On va-tu poker en arrière d’la Poly ? (poker)
Pourquoi tu m’kinkshame ? J’ai l’droit d’me crisser des guimauves dans l’cul si j’aime ça. (shame)

Et parfois, on tombe sur un exemple où politique et poésie se pollinisent :

Extrait du Dictionnaire du chilleur

Certains articles traitent de pratiques propres aux chilleurs.

Extrait du Dictionnaire du chilleur
Extrait du Dictionnaire du chilleur
Extrait du Dictionnaire du chilleur

Comme il se doit, je ne peux pas conclure sans trouver une broutille à corriger, et voilà j’en ai trouvé une, et croyez-moi, il faut chercher pour en trouver dans ce dictionnaire, car c’est le propre des éditions Le Robert d’être irréprochables, mais n’empêche, j’en ai trouvé une dans l’illustration ci-dessous. La première personne qui me la signale dans les commentaires recevra une jolie lingette pour nettoyer ses lunettes, souvenir du Festival de film international Abitibi-Témiscamingue.

Extrait du Dictionnaire du chilleur

Dictionnaire du chilleur de Jérôme 50, Le Robert Québec. 2024.

3 réflexions au sujet de “Voulez-vous chiller avec moi ?”

  1. Amazant, ce »petit» billet, découvert et dévoré à 8 heures AM. Tous ces mots, toutes ces expressions se prononcent chez nous sans que j’en ai connaissance ? Je ne dois fréquenter les bonnes personnes, les connoisseurs.
    Le linguiste Albert Dauzat disait que « l’anglais est un squelette saxon revêtu de haillons français ». Est-ce que le chill ne verrait pas les dit haillons faire le chemin inverse, en apportant avec eux quelques ossements saxons ?
    Je n’ai pas trouvé l’erreur. Je vais continuer à aller dans le monde avec mes verres embrouillés.

    ps. – Vous avez lu le récent essai de Bernard Cerquiglini, « La langue anglaise n’existe pas, c’est du français mal prononcé » ? Même la tournure que je croyais typiquement anglaise « I used to be » est d’origine française. Et aunt vient du français ante (« ta ante » devenu « tante » puis « matante » ou » ta matante ».

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