Les clés

Parfois, la clé d’une lignée est tout simplement la clé d’entrée.

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        Elle inséra la clé dans la poignée, tourna les deux en même temps et poussa lentement la porte. Elle fut accueillie dans le vestibule par un pressentiment de temps retenu, puis avança de quelques pas jusqu’au salon. Elle tendit les sens. Où était son père ? Nulle part et cependant, il était dans chacune des pièces de la maison. C’est là qu’elle le retrouverait.

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Le mascaret

La rivière rouge à l’assaut d’un cœur tourmenté.

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        Viviane est assise à un café à deux pas de l’université. C’est la mi-juin. Tournant lentement la cuiller dans une tasse de thé tiède, elle observe. La rue étend de part et d’autre de la terrasse son long fleuve d’asphalte où fourmille une circulation dense dans un grondement sourd et diffus. Les passants ne sont pas pressés. Elle, oui. Il y a toujours en elle une fébrilité qui lui fait prendre des décisions subites. Comme maintenant. Un désir imparable d’aller au Nouveau-Brunswick, de revoir la maison blanche sur cette colline qui surplombe le Petitcodiac. Sa tante n’y vit plus et la maison, en vente, ne trouve pas preneur. Elle n’a pas revu la tante depuis longtemps. Huit ans, en fait. Un lien du sang étiolé. Un autre. Elle dénombre rapidement ses relations. Le résultat est maigre.

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Les crânes

Bonnie and Clyde en balade dans le blizzard.

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        L’homme était perdu, désemparé. Il ne ressentait plus ses membres, sa respiration était difficile. Ses pensées tissaient au fond du cerveau une toile grise et diffuse, striée par moments d’éclairs de lucidité, d’éclats d’une vive clarté. Mais ils étaient aussitôt étouffés par l’épaisse obscurité intérieure dans laquelle il s’était depuis longtemps réfugié. La nuit qui l’entourait était celle de la forêt, encore imprégnée, malgré les avancées de la civilisation tout autour, des mystères et murmures enserrés entre les racines des arbres. Il était entré ici en intrus, sans respect. La forêt n’avait eu aucune proie depuis des lustres. L’homme avançait péniblement dans la neige. Il avait oublié sa destination. Sa main droite, extension rigide de son bras ankylosé, était soudée à la poignée de la valise. Le vent lui giflait le visage avec la tendresse d’un cobra.

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Qadesh

Certaines guerres prennent un temps fou à finir.

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        Dans le creux de la nuit, un vent violent tourbillonnait autour de la tente des scribes, à l’écart de celles des chefs de guerre. Le vent semblait s’être concentré autour de cette tente, soulevant d’épais voiles de poussière. Un fantassin qui passa tout près remarqua le curieux phénomène. Il se dit que les dieux devaient être en train de livrer aux scribes un enseignement qui devait être masqué à ceux qui ne pouvaient comprendre.

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Capitaine, ô capitaine

La mer des Sargasses est devenue numérique.

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        Je venais de passer deux heures devant un écran vide, incapable de coder quoi que ce soit. En fait, je séchais depuis plusieurs semaines. J’ai fermé mon portable, l’ai enfoui dans mon sac, pris ma veste et me suis dirigé vers La mer des Sargasses, un bar près de chez moi que j’aimais fréquenter. J’y suis arrivé sur le coup des dix heures, juste avant l’orage. Dès que je suis entré, le ciel s’est mis à déverser le contenu de ses tripes sur la ville.

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Les variations Adèle

Bach a écrit les variations Goldberg, Adèle a écrit les siennes propres.

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        J’étais à Ottawa pour une conférence sur les énergies vertes. J’arrivais de l’aéroport quand je l’ai vue au coin de Carling et Parkdale. C’était elle, immanquablement elle, Adèle. Vêtements dépareillés et pas très adaptés à la tempête de neige annoncée – manteau jaune boutonné de travers, pantalon orange dont une patte était enfoncée dans une botte et l’autre dézippé par-dessus l’autre botte, foulard mauve à moitié enroulé autour du cou –, chevelure ocre en grosses tresses désordonnées comme le cordage d’un trois-mâts à la dérive. Et toujours ce visage avancé de quelques centimètres devant l’axe du corps, comme si elle voulait percer le voile ténu du présent, comme si elle voulait prendre une longueur d’avance sur le passage du temps.

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Du calibre minimal des bananes en Belgique

On est toujours le migrant de quelqu’un.

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        – Donc, ce sera un cappuccino pas trop mousseux, un thé chai et un panini italien. Ce ne sera pas long.

        Anne travaille dans un café pour payer ses études. C’est un lundi soir de mai, pluvieux et froid. Elle regarde la table où Frankie a l’habitude de s’asseoir, mais Frankie ne vient plus depuis trois semaines. Elle s’est prise d’affection pour ce type dans la cinquantaine qui, chaque fin d’après-midi depuis près d’un an, du lundi au vendredi, vient prendre un café et faire des mots croisés, arrivant toujours à la même heure, dix-sept heures trente, repartant chaque fois à dix-huit heures vingt-huit, comme si ses heures n’avaient que cinquante-huit minutes en elles. Grand, mince, chauve hormis une légère couronne de cheveux épars, les lunettes toujours en équilibre précaire sur le bout du nez … Anne le voit bien. Une plaie ambulante.

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La voyageuse d’hiver

Une rencontre inachevée dans un bar impromptu.

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        – Je m’appelle Nathalie. Je suis alcoolique. Je suis en train de détruire ma vie.

        Elle s’était décidée. Nathalie était prête à tout pour enfin sortir de son enfer éthylique. C’était sa première réunion des AA.

        Pour une rare fois depuis très longtemps, son cœur était léger quand elle sortit de l’ancienne église convertie en centre de services sociaux. Il faisait moins vingt. En grelottant, elle ouvrit la radio. Schubert. Le Wintereisse. Le voyage d’hiver… Elle sourit. S’il lui fallait une coïncidence, c’était bien celle-là. Elle avait écouté ce lied jusqu’à plus soif à la sortie de l’adolescence, trouvant une âme sœur dans le voyageur esseulé qui fait le constat de sa triste vie. Elle portait toujours des robes amples et longues, un manteau, un foulard. C’est que, justement, elle avait toujours froid. Même les canicules ne parvenaient jamais à dégivrer la moelle de ses os.

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