Capitaine, ô capitaine

La mer des Sargasses est devenue numérique.

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        Je venais de passer deux heures devant un écran vide, incapable de coder quoi que ce soit. En fait, je séchais depuis plusieurs semaines. J’ai fermé mon portable, l’ai enfoui dans mon sac, pris ma veste et me suis dirigé vers La mer des Sargasses, un bar près de chez moi que j’aimais fréquenter. J’y suis arrivé sur le coup des dix heures, juste avant l’orage. Dès que je suis entré, le ciel s’est mis à déverser le contenu de ses tripes sur la ville.

        Attablé seul dans le coin que je préférais, j’avais la meilleure vue sur tout l’endroit, fréquenté seulement par des réguliers, pour l’essentiel des hackers comme moi. Je tentais de mettre de l’ordre dans mes idées. Le bar offrait la connexion la plus sûre en ville. Nous savions tous que les communications entrantes et sortantes étaient scrutées à la loupe par à peu près tout ce que l’univers comptait de flicaille. C’est ce que nous voulions, car il était alors facile de les envoyer paître dans les culs-de-sac et les abysses du Darker Web, ce qui nous permettait de vaquer tranquillement à nos… loisirs. Je jouissais d’une réputation dans ce domaine, surtout dans le Void, le mythique Web encore plus creux que le Darkest Web, où tout était possible, où se risquer aveuglément était dangereux. De temps à autre, un de mes collègues venait me rejoindre à ma table. On discutait boutique. Mais ce soir-là, j’avais fait savoir à Grigor, le patron des lieux, que je ne voulais pas être dérangé.

        La pluie tambourinait sur les fenêtres du bar avec férocité. Je fixais mon portable encore éteint, mon rhum con hielo, ma bière, mes flacons de médicaments. Mélange vraiment pas recommandé, mais c’est ce que j’aimais faire quand je codais : des trucs pas recommandés. Les résultats étaient souvent surprenants. Ça m’avait permis de creuser loin dans les franges nébuleuses et étranges des bas-fonds aléatoires du sous-Web. C’était mon côté casse-cou. Mais, maintenant, ma magie paraissait s’être épuisée. You’re loosing your mojo, m’avait lancé Grigor quelques jours plus tôt quand je lui avais raconté mes déboires récents. Je pensais même aller consulter pour ça.

        J’avais ces rêves, chaque nuit, depuis des mois : un homme me toisait, rempli de hargne. Il me demandait quelque chose. Je ne comprenais pas. Je fournissais un effort colossal pour comprendre, sachant que la réponse était simple. Je me réveillais en nage. Y avait-il un lien entre ces rêves et mon creux de rendement, la baisse d’énergie pour laquelle le médecin m’avait prescrit entre autres du méthylphénidate, dose max ? Avalé avec quelques bières accompagnées d’un peu de rhum, ça me donnait un buzz euphorisant qui me permettait de maintenir ma réputation de crack, de donner le change, mais pas pour Grigor.

        D’ailleurs, celui-ci venait de se planter devant moi. Il m’observait avec un air surpris, craintif même. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Il a mis sa grosse main sur mon épaule. Sa poigne était solide, insistante.

        — Il veut te voir, viens. Viens. Ne pose pas de question. Il n’aime pas attendre.

        J’ai voulu résister. Il a hoché la tête.

        — Viens et tu la fermes, a-t-il répété sur un ton sans appel.

        Je l’ai suivi. Nous avons contourné le bar, puis emprunté le petit couloir menant aux pissotières. L’extrémité du couloir débouchait sur une porte que je n’avais jamais remarquée. Pourtant, je fréquentais l’endroit et ses toilettes depuis des années. Dieu sait combien j’en avais pissé des litres, dans ce trou. Deux sbires étaient postés de part et d’autre de la porte. Manifestement des garde-chiourmes. Chacun avait en main un Uzi.

        La porte s’est ouverte, Grigor m’a donné une solide poussée, puis a refermé derrière moi. Une lampe tempête donnait une lumière faible au-dessus d’une petite table où il y avait une bouteille et deux verres. Un homme était assis devant la table, la tête penchée. Le reste de pièce était plongé dans l’obscurité. Impossible d’en délimiter les contours. L’homme ne disait rien, il semblait plongé dans d’intenses réflexions. Puis, il a tendu une main vers la chaise devant lui. Je me suis assis.

        — Ça fait longtemps que je t’observe, mon cher… mon cher V, oui… V comme dans Void. Ah, ne feins pas la surprise, bon sang.

        Sa voix était bourrue. Il a levé la tête. Lourd visage oblong, chevelure et barbe d’un noir charbon, des yeux noirs, si noirs… Il m’a versé un verre.

        — Cul sec, matelot !

        C’était un ordre. J’ai avalé. Au début ça ne goûtait rien, puis la bouche et la gorge ont commencé à chauffer. Un écœurant goût de merde m’a envahi la bouche. J’ai eu envie de vomir. Rapidement, ma vision s’est embuée et ma tête s’est mise à tourner. J’ai oscillé un temps sur ma chaise. L’autre ne bougeait pas d’un poil. Le goût a disparu, la nausée aussi. Tout à coup, l’air dans la pièce a eu des relents marins. Au fond de mon cerveau, je me suis dit qu’en effet, le mélange de rhum et de méthylphénidate avait des effets curieux.

        — Mais c’est quoi, cette cochonnerie ? Qui êtes-vous ?

        Il a avancé la tête. Bien sûr… C’était le type de mes rêves. Je suis dans un rêve éveillé, me suis-je dit. Ce n’était pas la première fois. En fait, ça m’était arrivé à plusieurs reprises. Dans ces moments où la réalité s’adjoignait une ou deux dimensions floues, j’avais codé comme jamais je ne l’avais fait. Les portes secrètes du Web s’ouvraient. Ce n’étaient pas que des rêves, car, de ces moments singuliers et exaltants où j’avais l’impression de frôler du neuf, du nouveau, de l’inconnu, il me restait quelque chose de tangible une fois éveillé — des notes, des lignes de code, des enregistrements dans le cloud, de l’argent dans mes comptes ! Dans mon esprit, je considérais ces états particuliers comme des transes. Je pensais à tous ces musiciens, écrivains, artistes, scientifiques qui avaient également connu ces moments… oserais-je dire des moments d’inspiration ? J’ai souri.

        — Cesse de sourire bêtement ! Lève-toi et viens.

        J’ai obtempéré, c’était impossible de faire autrement. Je l’ai suivi au fond de la pièce occupée par une large porte. Il l’a ouverte. Une vague d’eau noire et glacée a failli nous emporter. Nous étions sur un bateau qui tanguait follement sur une mer déchaînée. Il a fermé la porte, m’a saisi fermement le bras et a crié à mon oreille.

        — Je suis le capitaine. Tu es venu naviguer dans mes eaux. Depuis, j’ai perdu quelque chose. À moins que tu me l’aies volé. Peu importe, je veux le ravoir.

        Ce rêve dépassait tout ce que j’avais connu. C’était le jour et la nuit en même temps, toutes les heures du jour étaient confondues en une grisaille qui oscillait constamment entre une clarté boueuse et une opacité blême. Le vent sifflait avec âpreté. Les vagues, immenses, se dressaient en murs hostiles. Des ombres s’agitaient sur le pont. Le capitaine hurlait des ordres dans une langue inconnue. Ça ne ressemblait à rien que je connaissais. Des cris soudains fusèrent de partout. Peu importe la langue, le code,  ça voulait dire :  Attention ! Une lame énorme est montée devant la proue de l’embarcation, dont je ne parvenais pas à établir les dimensions. L’eau s’est abattue sur le bateau avec fracas, toute la structure a frémi, un sourd craquement a suivi. Un mât s’est écrasé de travers juste derrière le capitaine, qui était maintenant à l’avant du bateau. Il a levé les bras au ciel, il a hurlé. Un dément s’adressant à la mer. Maintenant, je comprenais ce qu’il disait.

        — Tu ne m’auras pas, tu ne m’auras pas… Je t’épuiserai goutte à goutte. Je te dompterai.

        Il a vociféré des ordres pour qu’on remette le mât en place, qu’on débarrasse le pont des débris qui le jonchaient, qu’on fasse le décompte de la marchandise. Il s’est tourné dans ma direction, il m’a vu. Il s’est avancé d’un air menaçant en enjambant le tronc inerte du mât.

        — Toi ! Toi ! C’est ta faute si je ne parviens pas à franchir ce détroit. Je n’arrête pas de revenir au même point. Cette foutue vague me fait toujours reculer.

        Rendu devant moi, il m’ a fixé avec méchanceté du haut de ses deux mètres. J’avais l’impression qu’il grandissait chaque fois qu’il s’adressait à moi.

        — C’est un rêve, c’est un cauchemar… Les médicaments…

        — Un rêve ? Un rêve ? Vous entendez ça, vous autres ?

        Il s’était tourné vers les ombres amassées derrière lui. Des formes floues, indéfinies, qui néanmoins me faisaient toutes penser à Grigor. Il a eu un rire énorme.

        — Non, mon ami, le rêve, c’est quand tu te crois éveillé. Ici, c’est la réalité du vide, ma réalité. Tu entends ? Ma réalité ! Tu es venu la bousiller en y entrant sans être invité. Mets-toi à l’œuvre !

        — Mais à l’œuvre de quoi ? C’est délirant, tout… tout ça.

        — Trouve ce que tu m’as pris. Trouve ce que tu as fait ! Tu dois trouver !

        Il a tourné les talons. Les formes se sont dispersées en divers endroits du bateau pour s’affairer à d’obscures tâches. La mer s’est soudainement calmée. Il n’y avait pas de soleil, seulement une épaisse chape de nuages. Je me suis accoudé au bastingage. J’ai porté mon regard au plus loin sur l’horizon, tentant d’y trouver une porte pour quitter le rêve. Pourtant… Tout avait une présence, une consistance, une véracité plus profonde que tout ce que j’avais pu connaître dans mon quotidien, dans ma chair délimitée par trois dimensions d’espace et quelques-unes de temps. L’acier et la peinture cloquée sur lesquels reposaient mes mains, l’odeur lourde du mazout, la crête dentelée des vagues, les brûlements d’estomac causés par les médicaments. Tout était d’une plénitude et d’une complexité fractales. Un calme subit s’est posé sur les flots.

        — Intéressant, n’est-ce pas ?

        Un homme se tenait à ma droite, lui aussi accoudé au bastingage. Il fixait le même point flou d’horizon que moi. Trench-coat beige, cigarette au bec, mâchoire volontaire, un fédora légèrement de guingois posé sur un crâne qui avait manifestement de la misère à contenir toutes ses interrogations… L’homme avait un air familier. Il ne m’était pas étranger. Je le reconnaissais. Son nom m’échappait, je l’avais sur le bout de la langue.

        — Un aimable gorille, ce capitaine, ne trouvez-vous pas ? Il me fait penser à un tenancier que j’ai connu jadis à Amsterdam. Vous aimez Amsterdam ? Il est vrai que la ville a beaucoup changé. En surface seulement, croyez-moi. Dans ses canaux obscurs, il s’y négocie toujours d’étranges commerces. Surtout en ce qui touche les bonnes intentions. Vous voulez que je vous raconte une histoire ?

        J’ai hoché la tête. Il a eu un petit sourire.

        — Permettez.

        Il a allumé une cigarette, il en a tiré une longue bouffée. Il s’est redressé, posant les mains sur le bastingage, tel un avocat sur le point de plaidoyer devant un tribunal.

        — Il arrive qu’on se trompe dans la vie, et surtout dans les affaires du cœur, car, entre vous et moi, à ces affaires-là, personne n’y comprend rien. Mais, plus encore, et c’est un dur aveu pour moi, c’est surtout dans le domaine des idées où on s’échoue, où on échoue. Ah, vous me voyez déjà en train de compartimenter les choses, à croire que la vie est un amoncellement de petites cases disjointes, l’amour ici, les idées là, des cases dans lesquelles les drames — j’insiste, les drames, la dramaturgie, c’est important, j’en ai fait mon pain et mon beurre — se dérouleraient en privé. Il n’en est rien, bien sûr, vous le savez bien. Tout est interconnecté. C’est bien ce qu’on dit aujourd’hui — interconnecté, et c’est encore plus vrai quand on creuse. J’ai creusé à ma façon, avec le matériau dont je disposais à mon époque, à savoir l’homme qui peinait à sortir du dix-neuvième siècle, l’homme encore étonné par sa maîtrise de la vapeur, par la découverte de l’électricité, l’homme encore subjugué par les idéologies, les systèmes. Mais la donne a changé. Les cieux renferment maintenant des exoplanètes, toutes ces choses qui font frémir les papes, les imams, les rabbins, comme si au siècle dernier, nous n’avions pas déjà assez fait frémir les religieux de tout poil. Plus que jamais leurs dieux sont en péril, car ils risquent de ne plus être seuls dans les cieux. Et ici, dans les enfers numériques, il se manifeste une nouvelle forme de… j’hésite à utiliser le mot « intelligence », tellement l’humain se l’est approprié pour décrire sa grandiloquence puérile. À notre insu, des événements se déroulent. J’en pressens la funeste fatalité.

        Il a fait une pause. Manifestement, il s’adressait à plus grand que moi. Même les vagues ne semblaient pas constituer un auditoire assez vaste pour lui.

        — Ça donne un rude coup à la prétention humaine, tout ça, vous ne trouvez pas ? Tous les beaux systèmes philosophiques construits sur la force de bonnes intentions, c’est de la foutaise, la science nous le démontre. Les goulags et les camps de rééducation de tout acabit en ont fait la preuve par A + B au siècle dernier, et au présent. C’est là que l’humain a montré son vrai visage. Pas vraiment celui que j’espérais. Ah oui, je voulais raconter une histoire. Hum, je l’ai oubliée. Sur les affaires du cœur, je pense… Oui, comme les vôtres peut-être, qui ont mal tourné et dont vous avez fait de petits drames persos vite étanchés par un excès de rhum et petits comprimés. Puis, votre découverte fortuite des portes dérobées qui vous ont mené ici. Mais bon, votre cas est si… banal… Moi, ce qui m’intéressait, c’était l’homme et son destin. C’est là que le bât blesse, c’est là que mon erreur réside. Et vous savez en quoi a consisté mon erreur ? Cela a été de confiner l’humain et son destin à des horizons finis dans le temps, dans l’espace. Mon erreur a été de croire l’humain perfectible alors qu’il est intrinsèquement tordu. Mon erreur a été de ne pas percevoir ces horizons infinis. Comme ce cosmos là-haut, comme cette mer ici…

        Il a cessé de parler. Le vent, qui venait de se lever, a failli emporter son chapeau. Il l’a rattrapé juste à temps. Il l’a enfoncé sur sa chevelure noire. Il avait beaucoup vieilli pendant son laïus. Sans me regarder, il a souri. Sourire désabusé, sourire triste, sourire plaqué de l’amertume assumée sur une bouche qui constate sans grande surprise un échec. Il a allumé une autre cigarette, il m’a souri, il a exhalé une grande bouffée de fumée. Lorsque la fumée s’est dissipée, il avait disparu.

        J’étais encore sous le coup de cette étonnante rencontre quand les ordres gutturaux du capitaine m’ont ramené à la réalité. Enfin, à sa réalité. Toujours à la proue du bateau, il continuait de haranguer la mer qui, de nouveau, devenait menaçante.

        — C’est quoi ton truc, Charybde ? À moins que tu ne sois Scylla ? Je m’en fous de tes origines mythiques et miteuses. Je passe ici depuis des siècles sans problème, mais il y a là ce con — il s’est tourné vers moi puis s’est retourné vers la mer — qui est venu traficoter je ne sais quoi. Tous les matins, j’en suis au même point. Toujours, tes eaux fétides me repoussent. J’ai une charge d’âmes à livrer, bon sang. Tu m’empêches de travailler.

        Le capitaine a continué de haranguer la mer, levant les poings fermés. J’avais l’impression que cette engueulade aux éléments faisait partie de sa description de tâches. Il ne me prêtait plus attention. Je me suis fait petit. J’ai tenté de voir comment je pouvais quitter cette embarcation menée par un fou furieux. On naviguait très creux dans le Void. Il s’y négociait des armes, des drogues, des coups d’État, des bonnes intentions, même. Des charges d’âmes ? Allait-on bientôt traverser le Styx en passant par Amsterdam ? Le capitaine était-il Charon ou Achab ? Le grand cachalot était-il sur le point de jaillir des eaux, de nous écraser de sa masse hautaine ? La lueur ne cessait d’osciller entre nuit et jour, la mer ne voulait pas s’apaiser. Obtuse, elle était.

        Quand je naviguais dans le Void, je programmais toujours une porte dérobée qui me ramenait à un niveau de réalité supérieur, je savais toujours retrouver mon chemin. Mais ici, les choses étaient totalement différentes. Je ne sentais aucune virtualité plausible, je ne voyais aucune porte de sortie, et je me demandais si je m’étais moi-même piégé dans l’en deçà numérique. Le pessimisme de l’homme au trench-coat — sa funeste fatalité — m’a du coup saisi à l’estomac. La panique me gagnait.

        Je me suis déplacé vers l’arrière pour me soustraire de la vue du capitaine. Moins il me voyait, plus peut-être j’avais des chances d’échapper à ce cauchemar. J’ai fermé les yeux et j’ai bandé mes pensées sur mes dernières virées dans le Void pour trouver où j’avais pu foirer. Je ne me rappelais aucune mer calme ou furibonde, aucun capitaine cool ou délirant, aucun philosophe désabusé sorti d’un film des années 50. Mes escapades précédentes dans les bas-fonds du Void ne m’avaient rien présenté de la sorte. Est-ce que je venais d’aboutir dans quelque chose de plus creux encore, dont les règles m’échappaient totalement ? L’idée a fait deux ou trois fois le tour de mon cerveau puis s’est évaporée. J’ai exploré d’autres possibilités, ça ruminait fort dans mon lobe frontal. En vain. Ça n’aboutissait à rien. Non, quelque chose d’autre était à l’œuvre ici. J’étais sur le point de sombrer dans une langueur dangereuse.

        Il est alors arrivé deux choses. J’ai compris que j’étais enferré dans une partie curieusement programmée du Void, dans une boucle infinie sans condition de sortie. En même temps, j’ai aperçu un des matelots du capitaine en train de laver le pont à quelques mètres de moi, une tâche ridicule, car le pont était constamment balayé par des vagues récurrentes. Je me suis approché. Cette fois-ci, la forme était nette, définie. C’était bien Grigor. Les yeux fixés sur le pont, il marmonnait à voix haute.

        « Capitaine, ô capitaine… Tu m’as pris corps et âme, comme si j’étais ton amoureux transi. Je t’aime, je te hais. Tu m’as fait découvrir ces mondes, tu m’as cloné. Je n’ai opposé aucune résistance. Ah, parfois, je m’ennuie de ma vie simple d’autrefois. Je tenais un bar où tous ces nerds venaient jouer aux pirates en surfant sur le Web, puis certains ont commencé à creuser dans le Dark, puis dans le Void, et plus loin encore. Et c’est de là que tu as émergé, que tu as pris possession de mon bar, que tu m’as donné une mission : recruteur d’âmes. Tes visées sont sombres. Tu veux conquérir le monde… Tous ces cons pensent qu’un jour la Terre sera conquise par les aliens, des extraterrestres venant de l’au-delà. Mais tu me l’as dit — ils ne savent rien de l’en deçà, de ton domaine, de tes plans.

        Maintenant, je ne sais plus où je suis. Sur ce bateau, ou dans le bar, dans l’attente d’un prochain client qui pourrait t’intéresser. J’ai l’impression d’être ici et là-bas en même temps. Sur cette foutue mer et dans le bar. Je ne sais pas si je suis plus vivant ici ou là-bas. »

        Deux états en même temps, à la façon des particules intriquées en mécanique quantique ! Tout est devenu clair. Cette programmation était bizarre, car elle n’était pas binaire. On était dans une partie du Web programmée en quantique, on était dans le royaume des probabilités.

        J’avais étudié ces questions avant d’opter pour le rhum. Grigor a cessé de laver le pont. Il a levé la tête. Il m’a vu et il a souri. Puis, surgie de nulle part, une porte s’est présentée devant moi. J’ai poussé. Quelques marches descendaient, puis rien, pendant un temps indéfini. Pas d’étoile. Ce sont les mots qui me sont venus à l’esprit en pénétrant dans ce… Je n’avais que ces mots pour décrire ce non-lieu : pas d’étoile. C’était une vastitude colossale aux dimensions cosmiques. Je n’avais qu’une certitude : aucune étoile ne pouvait luire ici.

        Je me suis retourné. Il n’y avait plus de porte. Devant, très loin, une lumière ténue luisait. Mes pas m’y menaient. J’avais l’impression de marcher sur un marbre fin, translucide. Sous celui-ci, je voyais tout mon passé. Le fil de toutes mes années jusqu’à ma naissance. Toutes mes actions, mes pensées, tout était clair, dans une grande finesse de détail. C’était plein d’autres miroirs où se reflétaient toutes les possibles bifurcations qui s’étaient présentées à chaque instant de ma vie, et celles que j’avais prises. Le fil des événements de ma vie faisait, au travers de tous ces possibles, un immense serpent aux ramifications multiples tournoyant sur lui-même en une structure majestueuse renfermant l’entièreté de mon code qui parcourait les alvéoles du temps, depuis ma venue au monde jusqu’à l’instant présent. J’étais fasciné. Je me suis dit qu’il faudrait une quantité inimaginable de bits classiques pour consigner toute cette info dans un ordi. Avec les qbits et l’informatique quantique, ce serait possible. Et, tout au fond, loin sous mes pieds, là où se trouvait probablement le moment de ma naissance, d’autres miroirs encore. Je ne pouvais pas voir plus loin. Une voix affable s’est fait entendre.

        — Attention, mon ami, vous pouvez vous perdre dans la contemplation de votre passé. Venez donc par ici.

        J’étais tout près de l’endroit éclairé. Un type d’un âge indéfinissable était appuyé contre une table de billard, baguette à la main. Il me souriait.

        — Je suis le répartiteur. Ou le réparateur, c’est selon. Voulez-vous jouer ?

        D’une main, il désigna la table, une table de snooker sur laquelle des boules, mues par une énergie interne, se déplaçaient et rebondissaient incessamment sur les bandes. La scène avait quelque chose de connu, très déjà vu. Il m’a tendu une baguette.

        — Frappez-en une.

        Je n’avais pas tenu de baguette depuis des années. J’ai visé la blanche vers une boule rouge qui sautillait sur place. La boule blanche a d’abord collé à l’embout de la baguette, puis elle a filé à vive allure. Elle a heurté la boule rouge dans un impact qui a résonné violemment dans ma tête. J’ai été transporté ailleurs.

        J’étais devant un rivage. Le ressac des vagues était un chant de tristesse. L’homme au trench-coat marchait devant moi, dans l’eau qui lui arrivait à mi-mollet. Il faisait chaud. Il portait son paletot replié sur un bras, sa chemise déboutonnée, tenant dans une main son chapeau et dans l’autre ses chaussures, au fond desquelles il avait enfoui ses chaussettes. Il avait relevé ses bas de pantalon. Il était perdu dans d’intenses réflexions. Parfois, il s’arrêtait et se retournait. Il sentait ma présence, mais il ne me voyait pas. Je ne me voyais pas non plus. J’étais une pensée, un soupçon de bruine, un passager des brumes. Il a continué à marcher longtemps, puis il s’est assis sur un rocher après avoir déposé ses vêtements sur le sable, contre un tronc mort. Le soleil baissait sur l’horizon. Un autre soleil déjà occupait le zénith. Un troisième venait de se lever. Nous étions sur Apoptose 22-b. L’air était empreint d’une mélancolie poignante. L’homme s’est mis à parler à voix haute.

        — Je ne vous vois pas, mais je sais que vous êtes là. Les choses sont étranges, ici. Vous sentez cette tristesse qui suinte des molécules d’air ? Cette planète s’apparente vachement à notre petite barque, notre Terre. J’ignore s’il y a des habitants.

        Une brume douce s’est levée au-dessus de la mer. Elle m’a enveloppé. Quand elle a disparu, j’étais de nouveau devant la table de billard. Autour, des étagères innombrables à perte de vue, et dessus, des petites formes tout aussi innombrables surmontées de petits crânes souriants qui gesticulaient joyeusement. Les formes m’applaudissaient. Elles ont sauté de leurs étagères et se sont réparties partout. Ça chantait, ça criait, ça dansait, ça gueulait, ça boustifaillait, ça pissait partout. Dans ces formes revêtues de divers atours j’ai reconnu les personnages du Triomphe de la Mort, de Bruegel l’ancien, démultipliés, sortis de leur cadre en ce lieu pour une ultime fête macabre. La mort leur souhaitait la bienvenue chez elle. Chacun célébrait son passage à trépas. Enfin, on en a fini avec cette stupide vie terrienne !

        Une voix s’est fait entendre, nette au-dessus du brouhaha. J’avais totalement oublié le joueur de billard.

        — C’est la cargaison du capitaine. Au total, 168 923 pour hier, à peu près le même nombre par jour depuis environ trois mois. Ça approche les quinze millions d’âmes. Le capitaine est furieux. Il aime naviguer léger.

        — Mais je n’ai rien à y voir. Et, de toute façon, tout ça, c’est un cauchemar.

        — Vous avez le choix. Je vous répartis et vous les rejoignez — il désigna du bout de la baguette les petites formes qui emplissaient tout l’espace — ou bien je vous répare et vous le rejoignez — d’un pouce vers le haut, il a désigné le pont du bateau. Je pressens votre réponse. On répare.

        Il a ouvert les mains. Quelque chose en est sorti. Un hologramme joliment coloré. C’était du code dans un langage inconnu. Je pensais pourtant les connaître tous. Celui-là était proche, intime. Tout à coup, j’ai compris. C’était mon code, mon code de vie, celui que j’avais vu en entrant.

        — Prenez.

        Il m’invitait à plonger la main dans l’hologramme. J’ai attrapé quelque chose. C’était visqueux, chaud. C’était la branche d’un arbre. Un arbre de branchements conditionnels, de ramifications possibles, plausibles. C’était un programme organique, un arbre de lignées de vie. Beaucoup de boucles sans issue, beaucoup d’emboîtements inutilement complexes, de clauses si-alors n’allant nulle part, beaucoup d’instructions GOTO HELL.

        Il m’aurait fallu des vies et encore des vies pour les parcourir toutes. Il y en avait toutefois une qui était mienne, qui était ma voie. Je la voyais luire plus que les autres possibilités. C’était ma ligne de plausibilité. La continuation dans le futur du serpent que j’avais entrevu en pénétrant. L’hologramme m’a alors enveloppé, comme la brume sur Apoptose-22b. Je venais de comprendre.

        Je me suis retrouvé sur le pont. Le capitaine me regardait. Apoptose-22b, ai-je murmuré. J’ai mis le doigt sur ma tempe. Il a souri de toutes ses dents dorées. Il venait de comprendre aussi. Il s’était trompé de planète. Il tentait donc de traverser le mauvais détroit sur la mauvaise planète. Soudain, la mer s’est totalement calmée. Elle s’est recouverte d’un ciel d’un bleu pur. L’eau était étale, apaisée, striée de longues bandes vertes et minces, jusqu’à perte de vue. Le capitaine a secoué la tête. Il a lancé une série de jurons.

        — Ah shit, la mer des Sargasses. Mais au moins, on est sur la Terre et j’ai franchi le détroit. Fuck you Charybde, ou whatever !

        Il s’est tourné vers moi. Dans un sourire sardonique, il a tendu la main, paume ouverte, dans ma direction. Toute la scène — le capitaine, la mer, le bateau, le ciel — s’est défaite en longs lambeaux, comme une huile qui tient mal et dégouline sur sa toile.

        J’ai senti une poigne solide sur mon épaule.

        — Hé, l’ami, je ferme.

        Ma tête pesait des tonnes, mes muscles étaient endoloris, une profonde nausée valsait dans ma poitrine. Il m’a fallu de longues secondes, de longues minutes, pour reprendre mes esprits. J’ai levé la tête. Grigor était de mauvaise humeur.

        — Combien de fois je te l’ai dit ? Mélange pas tes trucs avec l’alcool. Ça t’fait pas. C’est quoi ça ? Depuis quand t’as ces tatous ?

        La grande vague de Kanagawa ondoyait sur mon avant-bras droit. Sur le gauche, trois soleils se levaient au-dessus d’un horizon.    

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