Les variations Adèle

Bach a écrit les variations Goldberg, Adèle a écrit les siennes propres.

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        J’étais à Ottawa pour une conférence sur les énergies vertes. J’arrivais de l’aéroport quand je l’ai vue au coin de Carling et Parkdale. C’était elle, immanquablement elle, Adèle. Vêtements dépareillés et pas très adaptés à la tempête de neige annoncée – manteau jaune boutonné de travers, pantalon orange dont une patte était enfoncée dans une botte et l’autre dézippé par-dessus l’autre botte, foulard mauve à moitié enroulé autour du cou –, chevelure ocre en grosses tresses désordonnées comme le cordage d’un trois-mâts à la dérive. Et toujours ce visage avancé de quelques centimètres devant l’axe du corps, comme si elle voulait percer le voile ténu du présent, comme si elle voulait prendre une longueur d’avance sur le passage du temps.

       Elle attendait le changement du feu dans une posture d’impatience, cette impatience, qui, j’avais fini par le comprendre, était sa nature. Le feu est passé au vert et elle a traversé le passage piétonnier juste devant ma voiture, sans me voir. M’aurait-elle reconnu si elle m’avait vu ? Je ne pense pas. Je l’ai suivie du regard jusqu’à son entrée dans l’hôpital et j’ai fixé la porte. Un coup de klaxon m’a tiré de mon étonnement. Il y avait une place de stationnement juste de l’autre côté de l’intersection. Sans même réfléchir, j’ai braqué sur la droite, fauchant presque un cycliste qui me fit l’honneur d’un doigt bien senti. Une fois garé, je me suis précipité vers l’hôpital.

        J’ai eu de la chance. Adèle était encore dans le hall, devant les ascenseurs qui semblaient tous coincés au sous-sol. « Mais enfin, ils les ont réparés il y a un mois », pestait un gros homme. Adèle semblait absorbée dans ses pensées. Je me suis approché du petit groupe impatient. Un ascenseur a fini par arriver. J’ai abaissé ma casquette, remonté le col de mon manteau et me suis faufilé derrière le groupe quand il s’est engouffré dans l’ascenseur. J’ai tenté de percevoir le parfum d’Adèle, mais le désodorisant du gros homme occupait tout l’espace olfactif de la cage qui s’est arrêtée au sixième étage. Elle est sortie et s’est dirigée vers la droite. C’était l’unité de cancérologie.

        J’avais sept ans quand je l’ai vue pour la première fois. Elle en avait onze. Avec ses deux frères et ses parents, elle venait d’emménager à quelques maisons de la nôtre, à Val-d’Or. Ils arrivaient de l’Alberta. J’avais observé l’arrivée du gros camion de déménagement, la sortie des meubles, des électros, de tout le fourbi. Puis leur grosse station-wagon est arrivée. Elle en était sortie comme une princesse débarquant d’un navire amiral et prenant possession d’un nouveau territoire. Rayonnante, belle, sauvage. J’étais ébloui.

        La rue était neuve, les maisons aussi. L’économie roulait, Val-d’Or grossissait. Notre maison avait été la première construite sur la rue près de l’aéroport, et cela m’avait procuré un sentiment de pionnier devant cette mer de conifères qui s’étendait sur des centaines de kilomètres jusqu’aux grandes villes du sud. Devant la maison, une longue rue rectiligne encore recouverte de gravier descendait vers l’est jusqu’à la route de l’aéroport, puis montait vers l’ouest jusqu’à une carrière où j’aimais me rendre à bicyclette pour observer les hirondelles nichées dans des trous creusés dans les parois de sable.

        Elle avait les cheveux blonds et roulait plus vite à vélo que mon frère André, douze ans, qui en était tombé amoureux et n’avait pas tardé à tourner autour. Son père, un militaire, venait d’être muté de la base de Cold Lake à celle de Val-d’Or. Adèle parlait français avec un fort accent anglais, ce qui la rendait encore plus mystérieuse et plus attirante. Elle était de tous les jeux des gamins du nouveau quartier. Je les suivais de loin. Je m’approchais parfois. Quand André me voyait, il m’apostrophait et me donnait deux ou trois taloches en m’ordonnant de retourner à la maison. Adèle regardait, silencieuse. Elle était toujours la première à vouloir tout entreprendre, puis quand ça ne tournait pas comme elle voulait, elle haussait les épaules.

        Wouldn’t it be nice, chantonnait-elle souvent. Un jour, devant les balançoires du parc, je lui ai demandé ce que voulait dire sa chanson. Elle a eu un drôle de sourire.

                – Ma mère chante ça souvent. Ça veut dire qu’un jour, peut-être, ça ira mieux. Comme quand on retournera en Alberta. Ma mère n’aime pas ça, ici.

                – Toi, tu aimes ça, ici ?

                – Ici ou ailleurs, c’est pareil.

        Les maisons continuaient de se construire, d’autres gamins arrivaient, et il y eut bientôt assez de monde pour former plusieurs équipes de hockey dans la rue. On me mettait toujours devant les buts. Parmi les nouveaux gamins, il y avait Saint-Onge, que tout le monde appelait Tarzan. Treize ans, pas grand, les yeux fiévreux, c’était un matamore. Il n’a pas tardé à éloigner André d’Adèle pour la réclamer somme sienne. Moi, Tarzan, il m’aimait bien. J’étais un petit cul qui venait d’avoir huit ans. Je ne présentais aucun danger. Ça ne m’empêchait pas de le haïr, surtout quand il faisait le faraud devant les autres et qu’il prenait Adèle par la taille.

        Les années ont passé. Les gamins étaient devenus des adolescents qui se croyaient adultes. Adèle rayonnait dans son corps de jeune femme. Un jour, on a appris la nouvelle : Tarzan venait de se faire happer mortellement par un camion, juste en bas de la rue, sur le chemin de l’aéroport. J’ai partagé la tristesse d’Adèle et des amis, mais, loin en moi, dans une cellule recluse au fond du troisième donjon, je jubilais. Puis, deux semaines plus tard, la famille d’Adèle retournait en Alberta, à la demande insistante de la mère. Ma princesse partie, je me disais qu’un jour, peut-être, une fois que je serais devenu prince, je la retrouverais.

                – Monsieur, vous attendez quelqu’un ?

        La réceptionniste m’avait décoché une longue mine renfrognée, avec de petits yeux inquisiteurs. J’étais là depuis une heure et elle semblait irritée par ma présence.

                – J’attends Adèle.

                – Adèle ? Madame Warner ? Ça risque d’être long.

                – Je suis patient.

        Warner ? C’est le combientième type dans sa vie, me suis-je demandé en jouant à l’affairé sur mon nouveau jouet, un truc récent qui faisait fureur, un iPhone. Les souvenirs d’Adèle ont reflué à mon esprit.

        Je venais de fêter mes dix-huit ans et j’avais enfin l’âge légal de faire ce que je faisais depuis un certain temps déjà avec les copains : nous saouler en dépensant le moins possible dans les bars où jouaient des groupes punks. C’était mon style de musique, ma période Clash. J’hésitais entre partir au Pérou ou entrer à l’université et je m’étais donné l’été pour me décider en faisant la fête au max. Avec Vlok et Berk (René-Paul et Jean-François dans la vie ; on se donnait des prénoms cools chaque fois qu’on sortait, moi c’était Piotr), je me suis rendu au Pitoyable. Un nouveau band y faisait ses débuts, Krassspounik. Un mur de décibels nous a accueilli dans l’escalier menant au bar. La fumée de cigarette soutenant le plafond, la musique tonitruante, la foule nombreuse et désordonnée … C’était ce que la vie m’offrait de meilleur à l’époque. Sur la petite scène, les musiciens étaient à l’œuvre. Le chanteur, une grande asperge toute de noir vêtue, chaînes autour de la taille, se trémoussait en hurlant dans le micro. Le bassiste ne semblait connaître qu’un seul mouvement : osciller la tête de l’avant vers l’arrière comme une outarde médusée. Les deux guitaristes jouaient aux jumeaux, vêtus de redingotes trouées et faisant les mêmes gestes, les mêmes grimaces. Le claviériste aux yeux cernés de noir portait veston et cravate. La batteuse s’activait comme une araignée déchaînée sur ses tambours. Elle avait les cheveux rouges, un lourd maquillage noir et portait un tricorne de pirate. C’était Adèle.

        Les musiciens ont pris une pause. En se rendant à leur table, ils sont passés près de la nôtre. Adèle m’a aperçu et s’est approchée. « Dis-moi pas que t’es … ». Elle semblait contente de me voir. À savoir comment elle m’avait reconnu, je n’en avais aucune idée. Elle nous a invités à partager un pot et a fait les présentations. Le chanteur s’appelait Jan. On a collé plusieurs tables. Vlok et Berk ont eu tôt fait de se lancer dans de grandes discussions avec les deux guitaristes. Le bassiste continuait de dodeliner de la tête en fixant son verre et, moi, je ne parlais pas beaucoup, me contentant de jeter des regards à la dérobée vers Adèle qui minouchait avec Jan l’asperge. Il n’était pas gêné. Dans l’écart entre deux tables, je voyais sa main s’activer sous la jupe d’Adèle, qui le laissait faire. Je ne savais pas si elle était stoned ou saoule, mais, quand elle riait, ça sonnait faux. Jan s’est levé et s’est rendu au bar, Adèle a redescendu sa jupe et m’a lancé un regard à la fois frondeur et gêné. « Parle-moi un peu de Val-d’Or », a-t-elle dit. Je lui ai dit que ce n’était plus ma ville, que je vivais à Montréal depuis plusieurs années. Elle s’est mise à parler. Sa voix perçait difficilement le bruit ambiant. J’ai approché ma tête de la sienne. « Tu te rappelles les maisons en chantier ? Il y en avait toujours trois ou quatre et, chaque fois, on faisait comme si c’étaient des navires sur des mers inconnues. Moi, ça me donnait un feeling d’invincibilité, je ne sais pas comment dire autrement … Et toi, je me rappelle de toi comme un leprechaun, on dit quoi en français, un farfadet ? Oui, un farfadet qui se pointait le bout du nez entre deux planches … » Adèle a ensuite parlé de musique, d’impérialisme culturel, de révolution, et son discours est devenu décousu. À ses yeux, j’étais encore le kid de sept ans. J’étais offusqué, mais je lui pardonnais. J’étais sous le coup des mêmes émotions qui m’avaient habité des années auparavant. Jan est revenu. Il m’a jeté un regard que je connaissais bien, celui du « propriétaire de la chose ». Un autre Tarzan, ai-je pensé. « Allez, a-t-il lancé, un dernier set et après on emballe. Concert demain à Ottawa, puis après à Toronto. » En retournant à la scène, Adèle est passée près de moi et m’a fait la bise. « Prends soin de toi, leprechaun. »

        Pendant un temps, j’ai tenté de suivre la carrière de Krassspounik et le parcours d’Adèle. Je lui ai envoyé deux ou trois lettres via l’agent du groupe. Aucune réponse. Adèle est de nouveau disparue de mes pensées. J’ai finalement fait le Pérou puis entrepris des études en géologie. J’avais pensé un moment au génie forestier. En Abitibi, mes oncles travaillaient dans les scieries ou les mines et ces deux mondes – les arbres, le minéral – m’attiraient. Les Andes avaient amplifié en moi la fibre rocheuse. Au doctorat, j’ai rencontré Candice. Nous sommes devenus rapidement collègues au grand jour et amants les grandes nuits. Nous avons arpenté les cordillères américaines, du Denali à la Terre de Feu, pour les études, le travail, le plaisir, l’amour.

        C’était sur les flancs de cette colonne vertébrale continentale que nous étions le plus près l’un de l’autre. Les pieds plantés sur les granites et les gneiss, nous avions l’impression d’être connectés aux entrailles de la Terre. Nous avons décidé de vivre ensemble. Mais la vie en ville nous était difficile : dans l’univers de l’asphalte, nous n’avions plus le même lien, le même liant que nous avait donné la roche têtue des montagnes. Les querelles succédaient aux querelles. Nous n’allions plus sur les montagnes. Un soir, alors que Candice préparait son départ du lendemain en France pour rejoindre sa mère malade, nous nous sommes de nouveau disputés pour une niaiserie. Excédé, je me suis levé. « OK, bon voyage quand même ! On se revoit quand tu reviens, si tu reviens … ». J’ai claqué la porte puis j’ai marché longuement dans le centre de la ville.

        Il faisait doux et l’air était plein d’une bruine fine qui se déchirait en longs lambeaux et étouffait les bruits de la ville. J’ai pris une petite rue transversale et suis arrivé devant une galerie d’où des gens sortaient. Ils semblaient heureux. L’endroit était invitant. L’affiche annonçait les dernières œuvres de Deale. Il était tard et la galerie s’apprêtait à fermer. J’ai observé quelques tableaux. Un mélange étonnant de styles. Visages déformés et stupéfaits en demi-teintes, comme ce Christ en croix entouré de saltimbanques aux couleurs vives, tous sous un ciel lugubre et presque dégoulinant sous l’excès d’huile. « Monsieur, on ferme. » Cette voix. Adèle. Je me suis retourné. Cheveux ras, piercing à la lèvre inférieure et aux oreilles : c’était toujours elle, mais dans une nouvelle mouture. Elle a plissé les yeux et un petit nuage interrogateur a traversé son visage qui s’est soudainement fendu d’un grand sourire. « Je ne te vois pas souvent, mais quand je te vois ça me fait du bien … Ça fait quoi, onze ans, douze ans ? Tu en penses quoi ? », a-t-elle demandé en désignant d’un vaste geste de la main les toiles affichées aux murs et en tournant gracieusement sur elle-même. J’étais pris de court … J’ai voulu faire mon smart et j’ai lancé à tout hasard « On dirait du Pollock revisité par Picasso, avec une touche de Miro ». Elle a écarquillé les yeux. « Mais c’est ça, exactement ça ! Toi, tu me comprends. » Elle s’est approchée et m’a dévisagé un temps comme si elle sondait un possible, un peut-être. Elle a collé ses lèvres contre les miennes. Il ne restait plus personne dans la galerie sauf le concierge qui venait de commencer à passer le balai. Il a émis un raclement de gorge insistant. Adèle m’a pris la main. « Tu fais quoi ? »

        J’ai passé un mois avec elle dans son atelier. Le timing était parfait. Je ne savais plus quoi attendre de Candice et j’avais pris congé de l’université pour rédiger un rapport sur les terres rares au nord de Sept-Îles. Un gros contrat pour une minière de Toronto. Pas mal de sous en aval. Pendant que je supputais la teneur en yttrium de certains secteurs près de la frontière du Labrador, Adèle peignait. Elle avait décidé de s’attaquer aux grands formats, des toiles de trois mètres sur quatre mètres et plus. « Un jour, je peindrai mon Guernica » m’avait-elle expliqué en insistant sur l’importance qu’elle accordait au cheval hurlant sa douleur sur la toile de Picasso. Elle s’y reconnaissait. Elle était passée du punk au Mahler. Sur fond de quatrième symphonie, vêtue d’une grande robe fine et transparente, elle tenait palette et pinceau à bout de bras comme une guerrière grecque brandissant ses armes sur la proue d’une trière pour aller pourfendre du Troyen. Elle passait d’une toile à l’autre avec vigueur, sa pensée semblant être à la remorque des grands gestes que son bras faisait sur les toiles, un bras mû par une dynamique… adélienne. Elle peignait avec férocité, délimitant des continents, des océans, des constellations sur les toiles. Entre ses huiles et mes terres rares, nous faisions l’amour et nous discutions de politique.

        Puis j’ai reçu une lettre de Candice. Elle était disposée à tout reprendre, mais sur une base qu’il resterait à définir. J’étais troublé. Autant je vivais un fantasme avec Adèle, autant je savais que cela ne pouvait durer. Quelques jours plus tard, devant le premier café du matin, Adèle a allumé une cigarette.

                – J’ai quelque chose à te dire. Enrico revient dans deux jours. C’était prévu. Nous avions besoin d’espace, lui et moi, et nous nous sommes donnés deux mois avec liberté complète. Tu es arrivé à point nommé, comme … un farfadet. Oui, c’est ça, un leprechaun. Ces dernières semaines m’ont fait du bien. Ça m’a groundée, et j’en avais besoin, mais mon Enrico me manque.

        Elle a ri longuement. Un farfadet ? Je n’étais pas froissé. J’étais encore sous le charme. Mais le farfadet – puisque telle était la façon dont elle me percevait – avait appris deux ou trois choses. Le charme est un voile éphémère. Nous avons passé une dernière nuit ensemble en nous tenant seulement la main, en parlant et en riant. Adèle était peut-être la sœur que je n’avais pas eue.

        Candice est revenue et nous avons trouvé un modus vivendi. Elle voulait un enfant, mais je ne me sentais pas prêt. Nous avons passé de longues soirées à en discuter. Je lui ai demandé un peu de temps pour réfléchir. Plusieurs fois, je suis passé devant la galerie et y suis entré. L’exposition d’Adèle avait été remplacée par une autre. Quelques fois, je suis passé, en soirée, devant l’ancienne usine de produits chimiques où se trouvait son atelier. Un loft au troisième. J’observais les grandes fenêtres illuminées et l’imaginais en train de pivoter comme une derviche tourneuse, un pinceau à chaque main, devant une enfilade de toiles qu’elle barbouillait dans une joyeuse frénésie. La tentation était grande d’aller cogner à la porte, mais je ne voulais pas tomber sur Enrico, probablement un autre Jan, un autre Tarzan. Deux ou trois fois, j’ai appelé d’une cabine téléphonique pour seulement entendre sa voix, mais il n’y avait pas de réponse. Quelques mois plus tard, j’ai lu un petit article sur elle dans la chronique des arts d’un journal. « J’ai besoin d’un ressourcement profond, peut-être Bali ou l’Islande, j’hésite… ». Une photo accompagnait l’article. Elle portait ses cheveux mi-longs avec une frange carrée sur le front. Elle m’a fait penser à Jeanne d’Arc. Peu de temps après, un reportage à la télé relatait un incendie majeur dans le secteur de Lachine. Le loft et l’atelier d’Adèle avaient été complètement rasés. Du coup, elle s’était de nouveau évaporée de ma vie.

        Candice s’impatientait et ma procrastination en matière de progéniture la mettait en rogne. Finalement, je me suis branché. Nous avons eu deux enfants coup sur coup. Une fille et un garçon débordants de santé. Nous avions, Candice et moi, enfin trouvé notre rythme de croisière. Pas le grand amour, mais une cohabitation somme toute confortable, un sommet de banalité relationnelle. Elle est entrée au ministère des Ressources et y a fait son nid. Aux enfants sont venus se greffer un chien, deux chats, puis le jeune frère de Candice, autiste, dont les parents maintenant en foyer, ne pouvaient plus s’occuper. Au fil des saisons, les gamins ont poussé et, sans qu’on le remarque trop, ils ont atteint sept et neuf ans. Ils se sont alors mis à réclamer chacun leur chambre. Il fallait déménager, trouver une maison plus grande. J’ai contacté une agence et je suis tombé sur Robert, qui m’a aussitôt donné rendez-vous. Le lendemain, je le rencontrais à son bureau. C’était un gros type rougeaud qui forçait un peu trop le rire sympathique. Nous avons examiné l’offre de l’agence et une maison a retenu mon attention. C’était dans Pierrefonds, près des écoles et de l’aréna, l’idéal pour mes deux gamins sportifs. J’ai obtenu un rendez-vous pour visiter la maison le lendemain. À l’heure dite, j’attendais Robert dans mon auto devant la maison de construction assez récente. L’endroit me plaisait. Parc et rivière tout près, nombreuses pistes de vélo et jogging. Une petite Toyota s’est garée devant la maison et une rousse en est sortie. Non, ce ne pouvait être… Adèle. Longue chevelure bouclée, tailleur, talons. Elle est entrée. J’ai hésité avant de sortir de la voiture puis, avec un peu d’appréhension, je me suis rendu à la maison et j’ai appuyé sur la sonnette. Elle a ouvert. Grand sourire.

                – Quand j’ai vu ton nom sur le dossier, j’ai demandé à Robert une faveur. M’en occuper. Il ne me refuse rien, tu t’en doutes. C’est quand, la dernière fois qu’on s’est vus ?

        Professionnelle jusqu’au bout des ongles manucurés à la dernière mode, elle m’a fait visiter la maison, m’a donné tous les détails techniques et m’a suggéré de demander une importante baisse de prix pour vice caché. Une peinture récente masquait mal deux longues fissures sur un mur de la fondation.

                – Tu risques d’avoir de l’eau au printemps.

        Nous sommes allés au salon pour discuter des modalités d’achat. C’était une pièce immense, vide, inondée du soleil frais de fin octobre, qui donnait un écho joyeux à chacun de nos pas. J’ai eu une vive impression de déjà-vu. Ma pensée était scindée en deux : cerveau gauche maison et Candice, cerveau droit Adèle et sa batterie de punk. J’étais déphasé.

                – Hé, tu en fais une tête. Tu as vu un fantôme ?

        Elle me tendait une liasse de documents. Je l’ai prise, l’ai laissée tomber sur les lattes d’érable et me suis approchée d’elle. Elle a reculé d’un pas avec un sourire entendu, comme si un vieux scénario se déroulait enfin de la manière prévue, puis elle s’est elle aussi rapprochée. Nous nous sommes embrassés, nous avons fait l’amour sur le parquet de bois dur. Quand elle s’est rhabillée, j’ai remarqué son anneau.

                – Mariée ?

                – Veuve. Paul est mort y a un an. Un bête virus contracté à l’hôpital où il avait subi une chirurgie mineure. Je porte l’anneau comme un motard porte ses couleurs.

        Elle m’a raconté sa vie des dernières années. Après des années d’errance, elle était revenue à Montréal, fatiguée, désabusée. Il fallait travailler. Elle avait suivi des cours en immobilier et s’était mise à vendre des maisons avec succès. Elle s’était mise aussi à fréquenter les sites de rencontre et était tombée sur Paul, un astrophysicien rêvant de devenir écrivain. Introverti, timide. Pas le grand coup de foudre.

                – Il m’appelait sa princesse des étoiles. Il étudiait ces trucs, tu sais, les neutrinos, au fond d’une mine. Des neutrinos venant du soleil. Aucune idée de ce truc.

                – Pas vraiment ton genre …

                – En effet, mais il était gentil. Tout simplement gentil. Rien d’extraordinaire, mais là où j’étais rendue dans ma vie, c’est exactement ce dont j’avais besoin. Et je me suis mise à l’aimer. Tout aussi simplement. Sur mon lit de mort, je penserai à lui en premier.

                – Je ne te vois pas mourir dans un lit.

        Elle a ri, longuement. Nous nous sommes quittés comme un acheteur de maison et une agente immobilière se quittent : en nous serrant la main.

        Candice et moi avons acheté la maison, mais Adèle avait remis le dossier à Robert et s’était placée en indisponibilité. « Elle est partie au Danemark. Mortalité dans la famille, qu’elle a dit. » Danemark mon œil, ai-je dit à Robert.

        Nous nous sommes rapidement installés dans la maison. La famille y était heureuse, mais j’avais l’impression de ne pas participer au bonheur familial, comme si je risquais de me piéger. C’était un sentiment qui s’était lentement incrusté chez moi au fil des ans : la méfiance envers les choses qui vont bien. Mais j’allais peut-être trop loin dans ce pessimisme pseudo-préventif. Je me suis absorbé dans le travail, qui me sollicitait. J’avais obtenu ma permanence à l’université et j’avais pris un virage vert. J’étais devenu membre de Greenpeace et ennemi des minières, jadis mes clients.

        Ces souvenirs me semblaient si loin. J’ai regardé l’heure. Deux heures s’étaient écoulées. J’ai demandé à la réceptionniste si ce serait encore long. Elle a fait semblant de ne pas avoir entendu et j’ai dû m’y reprendre à trois fois pour obtenir une réponse. Elle a maugréé sans lever la tête de ses mots croisés.

                – Il y en a encore pour une heure. Elle ne vous a donc rien dit, votre dame ?

        Ma dame ? Je n’ai pu réprimer un sourire et suis retourné à mon iPhone, tentant d’y comprendre quelque chose. Des nappes de neige soufflées par le vent venaient balayer la fenêtre avec de plus en plus d’intensité. On était début janvier. Sur le mur entre la porte et la fontaine d’eau, un babillard portait les notes habituelles du service. Une date était inscrite en grosses lettres sur une affiche annonçant la prochaine réunion syndicale : 12 janvier 2008. J’ai souri. Vingt ans plutôt, pile à cette date, je rencontrais Candice. Un réceptionniste est venu prendre la relève de celle qui semblait m’avoir pris en grippe. Elle s’est levée lourdement et a ralenti le pas en passant devant moi, avec encore les mêmes petits yeux mauvais.

        Les portes se sont ouvertes et ils sont sortis. Deux infirmières poussaient une civière. Un type inconscient, écume aux lèvres, lourdement intubé, y était allongé. Adèle suivait. L’homme semblait vraiment mal en point. Adèle m’a vu. Elle a souri. Un faible sourire. Elle s’est approchée.

                – Bouge pas, je reviens dans cinq minutes.

        Elle est revenue vingt minutes plus tard. Nous sommes descendus prendre un café à la petite cafétéria du rez-de-chaussée. Adèle agrippait son cappuccino comme une bouée. Elle m’a demandé comment ça allait. Je ne savais pas trop quoi lui dire, même si mille questions se bousculaient dans ma tête.

                – Tu n’es plus dans l’immobilier ?

                – Ah, les maisons … Un jour, j’ai eu le ras-le-bol de vendre des maisons à des petits couples qui me semblaient heureux. J’étais peut-être jalouse d’eux. Paul me manquait. Je suis retourné en Islande, à Bali. J’avais l’impression d’avoir perdu quelque chose, ou peut-être de n’avoir jamais vraiment trouvé. Mais, de nouveau, je suis revenue au Québec. Je suis à Ottawa depuis six mois maintenant. Montréal ne me disait plus rien. Je suis coloc chez une amie qui est médecin ici. Après deux semaines chez elle, elle a vu que je tournais en rond. Je suis donc devenue bénévole et je passe mon temps auprès des cancéreux. Ils veulent tous me marier !

        Son regard était fixé sur les fantômes de son passé. Elle est demeurée silencieuse de longues minutes, rajustant de temps à autre son foulard.

                – Tu ne l’as pas reconnu ? C’est Jan. Tu te rappelles, le chanteur dans mon band ? Je l’ai revu il y a trois mois quand il est venu pour une chimio. Ma vie n’a été faite que de ça : le hasard des rencontres. Jan voyait encore un ou deux membres du band. Il était devenu mécanicien.

        De nouveau, long silence d’Adèle. Elle a pris une grande respiration.

                – Cancer du pancréas, si tu veux savoir. Le pronostic est sombre. Il m’a demandé en mariage. J’ai répondu oui, pourquoi pas. Je savais que ça lui ferait plaisir et que ça n’aurait pas de conséquence. On a fait ça à la chapelle de l’hôpital. Je n’avais pas de témoin et, le sien, c’était sa tige à soluté ! Il aurait dû crever il y a trois semaines déjà, mais il s’accroche. Il a insisté pour une dernière chimio contre l’avis du médecin, qui a fini par céder. Alors, ç’a été long, aujourd’hui. Dis, tu me donnes un lift au centre d’achats plus loin sur Carling ? Mon auto est au garage.

        Elle avait deux anneaux à la main. Je lui ai offert mon aide. Pour ses besoins financiers, pour quoi que ce soit. Elle a hoché la tête.

                – Non, tu ferais ça pour te donner bonne conscience. J’ai tout ce qu’il me faut, merci. On y va ?

        Il nous a fallu trente minutes pour nous rendre au centre d’achats. La neige était épaisse, les autos dérapaient. Je me suis garé le plus près des portes. J’allais fermer la radio quand les premières notes guillerettes de Wouldn’t it be nice se sont fait entendre. Elle a retenu mon geste en posant sa main sur la mienne.

                – Laisse. Il y a tellement longtemps.

        La chanson l’emportait loin, très loin. Son regard était embué. Mon visage était l’écran sur lequel elle revoyait défiler la trame de ses quarante dernières années. Toute une galaxie de sentiments, d’explorations, d’allers, de retours. Avais-je une place dans cette rétrospective de vie ? Revoyait-elle nos moments ? Le parc où elle m’avait expliqué la chanson, le boucan du Pitoyable, nos étreintes dans son atelier, le soleil dans le salon de la maison que j’allais acheter ? Elle m’a tendu les bras. Nous nous sommes enlacés. Elle ne retenait pas ses larmes. Puis elle a pris une grande inspiration.

                – Allez, une bise.

        Elle s’est essuyé les yeux et est descendue de la voiture sans se retourner. Je l’ai suivie du regard jusqu’à ce qu’elle soit happée par le centre commercial. Les flocons abondants valsaient follement autour des voitures et il m’a fallu du temps pour émerger de la vague de tristesse qui me traversait.

        En retournant chez moi, j’ai ouvert la radio. Variations Goldberg, Bach. J’ai souri en pensant à Adèle et à ses variations.

        La dernière fois que j’ai entendue parler d’elle, c’était dans les actualités quelques mois plus tard. Son nom figurait sur la liste des victimes du naufrage du Princess of the Stars, au large de San Fernando aux Philippines. Adieu, Adèle, ma princesse des étoiles.

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