Le mascaret

La rivière rouge à l’assaut d’un cœur tourmenté.

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        Viviane est assise à un café à deux pas de l’université. C’est la mi-juin. Tournant lentement la cuiller dans une tasse de thé tiède, elle observe. La rue étend de part et d’autre de la terrasse son long fleuve d’asphalte où fourmille une circulation dense dans un grondement sourd et diffus. Les passants ne sont pas pressés. Elle, oui. Il y a toujours en elle une fébrilité qui lui fait prendre des décisions subites. Comme maintenant. Un désir imparable d’aller au Nouveau-Brunswick, de revoir la maison blanche sur cette colline qui surplombe le Petitcodiac. Sa tante n’y vit plus et la maison, en vente, ne trouve pas preneur. Elle n’a pas revu la tante depuis longtemps. Huit ans, en fait. Un lien du sang étiolé. Un autre. Elle dénombre rapidement ses relations. Le résultat est maigre.

        Viviane adorait la maison blanche sur la colline, le jardin, le grand chêne et la balançoire. Elle était fascinée par la rivière Petitcodiac qui coulait au bas de la colline, de l’autre côté de la route et des champs. Elle adorait le surnom qu’on lui donnait : la rivière Chocolat, à cause des sédiments brun brique en suspension, constamment brassés par le flux et reflux de la marée dans la baie de Fundy. Ses eaux remontent dans la rivière deux fois par jour, précédées d’une vague déferlante qu’on nomme le mascaret.

        La nouvelle était arrivée un soir d’orage. Julie, la mère de Viviane, avait été heurtée par un autobus sur la rue Jean-Talon, à Montréal. Viviane depuis des jours attendait avec impatience l’arrivée de sa mère, pour fêter ses douze ans. La tante avait déjà préparé la table, avec, au centre, un joli bouquet de muguets cueilli au jardin. « On ira la chercher à l’aéroport demain matin et il y aura un super gâteau… » La journée suivant la nouvelle du décès de sa mère, Viviane avait été prise d’une frénésie indomptable et toute la journée durant, pendant que la tante et l’oncle préparaient le retour pour Montréal, elle s’était promenée d’une pièce à l’autre comme un rat paniqué dans un labyrinthe. « Arrête de courir comme ça, tu me donnes le tournis », avait fini par beugler la tante. Viviane s’était prostrée sur le sofa où elle était demeurée jusqu’au départ. Cette nuit d’orage ne l’a jamais quitté depuis. C’est toujours l’orage en elle.

        Elle décide de prendre aussitôt la route pour profiter des quelques jours de vacances qui lui restent. Vacances ? Mise au repos forcée, plutôt. Elle doit réfléchir. Sa carrière de médecin ne tient qu’à un fil. Elle s’est trop souvent absentée dans les deux dernières années et son comportement en a laissé plus d’un perplexe. La médication entrave son jugement. Elle tente de réduire les doses depuis six mois, mais craint une rechute dans un sens ou l’autre.

        Dès la sortie du tunnel Lafontaine, une pluie tenace ralentit la circulation. Elle connecte son iPhone à la console. Ça ne fonctionne pas. Elle cherche un poste sur la radio. Elle tombe sur une voix haute perchée. Spécial Beatles, aujourd’hui, sans publicité !  annonce l’animatrice. « Oh My God ! Pas ça ! » Elle tend la main pour fermer la radio, puis se ravise, curieuse de savoir quelle sera la première chanson.

        Dans un album photo peu garni, une des rares choses que Viviane conserve de sa famille, un entrefilet de presse jauni relate la noyade d’une jeune femme et le récit d’un témoin. En août 1967, Myriam Dubreuil s’était noyée dans l’un des plus forts mascarets jamais enregistrés dans les annales, plus de deux mètres, après avoir pris du LSD et écouté les Beatles. Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Viviane n’a appris que tout récemment les détails entourant la noyade de Myriam, sa grand-mère, de la bouche même de l’homme qui avait assisté à la scène. Viviane avait été son médecin soignant. Le type se mourait d’un cancer du cerveau fulgurant. Elle l’avait reconnu grâce au nom improbable qui figurait sur sa fiche : Red Duruisseau. Viviane l’avait pressé de questions. Duruisseau ne demandait que ça, une oreille qui l’entende. « On était partis de Montréal, on faisait un road trip à quatre dans la Volsk, elle était belle Myriam, elle avait laissé sa petite chez ses parents, nous on fumait, on baisait, on gobait de l’acide, on se défonçait en écoutant de la zique. Un jour on s’était arrêtés au bord de la rivière, près de Moncton. Myriam était complètement stoned, elle a vu l’eau rouge de la rivière, elle a dit “”c’est mon sang, j’te dis, c’est mon sang”, elle s’est pitchée dans l’eau et la vague l’a ramassée ». Il avait débité rapidement ces paroles qui attendaient depuis longtemps d’être enfin prononcées. Cela l’avait épuisé. Le lendemain, il mourait aux premières lueurs du jour.

        Yesterday. Viviane ne ferme pas la radio. Comme une luciole autour d’un projecteur, elle est incapable de se détacher de la musique. There’s a shadow hanging over me. Deux fois, trois fois, elle tend la main pour fermer la radio puis la ramène sur le volant. La pluie, la musique et la route forment un contrepoint sur lequel fuguent ses pensées, son passé. Le spécial Beatles est terminé, elle ferme. Yesterday tourne en boucle dans sa tête. Ressasser le passé l’épuise. Elle ne fait que ça depuis qu’elle est en congé : revenir sur les actes manqués, les mots qu’elle aurait dû dire, les erreurs qu’elle aurait pu éviter.

        Elle roule pendant quatre heures. À l’approche de Québec, elle décide de dormir à Lévis. La chambre d’hôtel est mal insonorisée, la climatisation est défectueuse et il y a une fête bruyante au bout du couloir. Une terrible migraine la saisit au réveil. Au restaurant de l’hôtel, elle contemple son déjeuner. Gaufres, sirop d’érable et bleuets. Elle repousse l’assiette, prise de nausée.

        Elle reprend la route. La perspective de se colleter au lourd trafic de la 20 accentue sa migraine. Elle délaisse l’autoroute et roule plutôt sur la 132, qui longe le fleuve. La circulation est lente derrière les semi-remorques. Impossible de les dépasser.

        Ses collègues ne savent jamais comment l’aborder. Comme pendant ces quatre semaines où elle avait tenté avec une insistance déplacée et frénétique, court-circuitant tous les canaux administratifs établis, de convaincre le service d’informatique de revoir les systèmes, de tout mettre sur le cloud et d’équiper tous les patients d’un iPad. Elle avait envoyé de longues lettres à la direction de l’hôpital, aux gestionnaires régionaux, au ministre. Cette lubie avait valu une réprimande à son dossier. Deux mois plus tard, la vue d’un chat écrasé l’avait démolie et l’avait poussée dans la dèche mentale. Huit semaines de repli sur elle-même. L’épuisement. L’arrêt de travail. Auxquels s’était greffée l’obstination entêtée de Patrick, l’ex largué depuis cinq ans et qui revenait constamment à la charge, la suppliant de lui donner une deuxième chance.

        Elle connait les teintes et nuances de gris de sa bipolarité. Les oscillations parfois lentes, parfois rapides, entre le noir total et le blanc éblouissant. Elle a assisté à toutes les séances d’aide dont elle disposait. Chaque fois, elle en sortait insatisfaite. Quelque chose passait toujours entre les mailles des belles explications. À l’une des réunions des BA, les Bipolaires Anonymes, un gros joufflu avait fondu en larmes. « Plus capable. Les médicaments ne font plus effet. Ça capote dans ma tête. Plus capable, plus capable. » À la réunion suivante, le mot courait qu’il s’était suicidé. Viviane est révoltée par l’idée du suicide. La chape d’impuissance qui s’était abattue sur ses épaules d’enfant après le geste de sa mère s’était muée, au fil des ans, en une brume de culpabilité, culpabilité pointant à la météo quotidienne de son adolescence.

        Elle tente de se concentrer sur la route. Elle voudrait atteindre Moncton tard en soirée. Il recommence à pleuvoir. Une pluie obstinée mitraille l’asphalte. Un vent intense se lève et fait valser sa petite voiture sur l’autoroute comme si c’était une balle de ping-pong. La fatigue la taraude. Elle doit s’arrêter malgré qu’il ne soit que l’après-midi.

        Elle prend une chambre à Rimouski. Long somme lourd. Elle s’observe longuement dans le miroir de la salle de bain. Plus défraîchie que ça tu meurs, se dit-elle. Elle se maquille, choisit une robe décente et descend au resto de l’hôtel, où se tient une conférence d’océanographes. Malgré ses traits tirés et sa mine austère, elle attire les regards, notamment ceux d’un type au sourire bien dosé. Un brin frondeur, un brin timide. Le goût d’une aventure traverse Viviane. Elle n’a pas fait l’amour depuis longtemps. Douze heures plus tard, le type boutonne sa chemise au pied du lit. « Mes collègues m’attendent. Je te laisse ma carte. On se donne des nouvelles ? » Tu parles, se dit-elle en se dirigeant vers la douche.

        Elle vient de franchir la frontière du Nouveau-Brunswick quand la pluie cesse. Elle pense à sa mère. « Elle s’est plantée là devant le bus, comme une folle, sortant de nulle part. Je n’ai pas pu l’éviter, je suis désolé… », avait déclaré le chauffeur d’autobus aux policiers. La première chose qu’avait faite Viviane en recevant son diplôme de médecin avait été d’obtenir le rapport d’accident. « Julie Bouthillier, 30 ans, alcoolémie de 15 %, apparence de suicide. »

        Combien de fois Viviane avait-elle lu et relu le rapport d’enquête sur la mort de sa mère, qui tenait sur deux lignes ? Hormis quelques photos Polaroid, ce bout de rapport photocopié qu’elle avait tiré des archives du coroner était le seul souvenir tangible qui lui restait de sa mère. Les maigres possessions de Julie avaient rapidement été bazardées. « C’est pas bon de garder ces choses-là. Il y a du mauvais esprit là-dedans », avait dit sa tante à Viviane.

        À son retour à Montréal, Viviane avait été placée en famille d’accueil. L’adaptation à sa vie d’orpheline n’avait pas été difficile, sa mère étant déjà si peu présente. Les souvenirs que Viviane avait de sa mère se résumait à peu de choses : elle commençait à boire vers dix heures du matin, cumulait les petits emplois mal rémunérés et les rendez-vous foireux, était toujours à la recherche du mec parfait. Chaque échec amoureux augmentait sa consommation. Viviane n’avait jamais tenté pas de retrouver son père biologique. Elle ne voulait rien savoir d’un lâche qui s’était défilé.

        Les premiers signes de sa bipolarité étaient apparus vers seize ans. Elle avait vu un reportage à la télé sur les dégâts causés par l’ouragan Mitch au Honduras. Du coup, elle s’était portée volontaire pour lever des fonds à son école, était devenue présidente du groupe de soutien et s’était mise à harceler à peu près tout ce qui grouillait dans son quartier pour obtenir des sous. D’abord persuasive et insistante, elle était rapidement devenue gossante, emmerdante, grossière. Menacée d’être mise à la porte de l’école, elle s’était calmée, puis avait littéralement pleuré pendant deux semaines. Il y avait eu quelques autres épisodes, vite résorbés par le lithium. Le médicament la faisait vomir. À dix-neuf ans, à l’entrée à l’université, elle avait les traits d’une femme de trente ans.

        C’est dans un cours d’anatomie qu’elle avait rencontré Patrick, si gentil et compréhensif. Sa présence avait été si apaisante au début. Elle n’avait plus besoin de médicament. Mais au bout de six ans de vie commune, elle ne supportait plus son empathie doucereuse. Dès leur séparation, les symptômes de sa bipolarité étaient revenus.

        Un demi-siècle est passé depuis la mort de Myriam. Viviane constate avec désarroi qu’elle navigue depuis des années dans sa maladie. Myriam s’était noyée dans ses hallucinations, Julie dans l’alcool, elle, fille et petite-fille d’icelles, surnage dans la dépression. Une lignée de noyées, c’est ce que nous sommes, se dit-elle.

        Elle vient d’atteindre Moncton. Elle se rend au centre-ville où elle achète une table des marées dans une librairie et deux ou trois bouquins sur le mascaret et la baie de Fundy. Quelle déception ! Le mascaret, qu’elle espère revoir depuis des années, atteint à peine les 50 centimètres. Les ponts, barrages et déversoirs construits vers la fin des années soixante à différents endroits de la rivière ont grandement altéré les conditions hydrauliques qui donnaient au mascaret sa jolie amplitude. Malgré les modifications apportées aux ouvrages ces dernières années, le mascaret n’a jamais retrouvé sa gloire d’antan.

        Myriam traverse Moncton et prend la direction de Boudreau Village. Voilà, elle y est. Elle tourne à gauche et grimpe lentement le petit chemin gravillonné. Elle se stationne et descend.

        Il n’y a personne. Elle enlève la pancarte « For Sale » et entre par l’arrière en cassant un carreau de vitre sur la porte. Elle parcourt rapidement le rez-de-chaussée. Les mêmes vieux meubles sont toujours là. Ça sent l’humidité et le renfermé. Pour l’essentiel, vingt-cinq années n’ont rien changé à l’endroit. Cela lui procure à la fois une grande tristesse et un curieux réconfort.

        Elle revient à la cuisine. Elle a oublié de prendre ses médicaments au déjeuner et la fébrilité s’installe. Ses mains tremblent un peu. D’habitude, elle avale cinq pilules à la fois. Là, elle les prend une à une avec de minuscules gorgées d’eau, comme si elle hésitait à rompre le fragile équilibre de son humeur. Elle hoche la tête. « Pourquoi suis-je venue ici ? Pourquoi toujours vouloir ressasser ce qui est révolu à jamais ? J’ai aimé cette maison, j’ai aimé y passer mes mois de juillet. J’ai le droit d’avoir de beaux souvenirs. J’ai le droit ! J’ai le droit ! Vous m’entendez, tout le monde ? » Elle donne un coup de poing sur le comptoir de la cuisine. Elle réfrène ses larmes, prend une grande respiration et relève la tête.

        Elle prend le temps de renouer avec chaque pièce de la maison. La salle à manger d’abord. Il y avait souvent des invités au souper, ça parlait de choses sérieuses et ça sentait bon la chaudrée. Elle n’aimait pas la salade de mâche aux pommes et noisettes, fierté de la tante. Elle revient à la cuisine — ici, devant la fenêtre toujours inondée du soleil matinal, la tante pressait des jus d’agrumes pour le déjeuner. Du bonheur liquide. Sur la droite, la porte donnait sur un atelier jonché d’outils rouillés, puis sur un renfoncement imprégné de l’odeur des vieux vêtements pendus aux crochets. Le reste du rez-de-chaussée était occupé par un immense salon, un foyer condamné et deux murs tapissés de bibliothèques. Son oncle enseignait l’histoire à l’université. Il n’en parlait jamais, comme si l’étude de l’histoire des humains avait autant d’importance que celle des vers de terre. Viviane monte à l’étage. L’escalier étroit donne sur les trois chambres à coucher. Elle avait oublié combien elles étaient petites. Quasiment des cellules de monastère. Au-delà des chambres, un escalier plus étroit aboutit au grenier.

        Lorsqu’elle avait vu cet escalier la première fois, elle avait neuf ans. C’était sa première visite à la maison. La tante lui en avait présenté tous les coins et recoins. « Là, au grenier, tu vas adorer ça, je le sais. » Viviane avait figé sur la première marche. « Tu ne veux pas aller voir le grenier ? Non, je veux aller jouer dehors. » En fait, elle craignait de mettre le pied sur la marche, puis l’autre pied sur la marche suivante. Elle venait de lire une histoire où l’héroïne, au cours d’une promenade dans une campagne italienne, rencontrait une tour abandonnée. La porte était entrouverte. Curieuse, elle entrait et décidait de monter au sommet. Ce faisant, elle comptait les marches : une, deux, cinq, huit, onze… trente-sept. Arrivée au sommet de la tour, la campagne tout autour s’étendait à l’infini. C’était un paysage différent de celui où elle se trouvait cinq minutes plus tôt. Puis, l’inquiétude la gagna et elle décida de rebrousser chemin, toujours en comptant les marches. Trente-cinq, trente-six, trente-sept, trente-huit… L’héroïne s’arrêta et réfléchit. « J’ai dû me tromper en montant. Continue. » Quarante, cinquante. « Non, ce n’est pas possible ! » Elle tenta de remonter, mais chaque fois qu’elle haussait le pied, la marche se résorbait et il n’y avait que le vide devant elle. Elle n’avait d’autre choix que de descendre. Cent, deux cents. Il n’y avait plus aucune lumière, qu’une grande obscurité.

        L’histoire avait fait frémir la petite Viviane. La perspective de monter au grenier et de ne plus pouvoir redescendre jusqu’à la cuisine ni au salon pour peut-être aboutir au centre de la Terre ou, pis encore, en enfer l’avait fait paniquer. Ce blocage avait duré des semaines, puis un jour, elle avait rassemblé tout son courage pour monter jusqu’au grenier. Douze marches seulement. Quatre droit devant, puis huit sur la gauche, puis les avait descendues. Huit vers la droite, quatre droit devant.

        Le grenier est une vaste pièce bien éclairée avec de grandes fenêtres aux quatre points cardinaux. En été, il y faisait une chaleur torride. C’était l’antre de l’oncle qui y montait écouter à plein volume de la musique classique. « C’est quoi ? J’aime bien », avait-elle demandé la fois où elle avait enfin surmonté sa crainte de l’escalier. « De la mandoline, Vivaldi », avait-il répondu. L’oncle lisait Le Monde diplomatique en fumant la pipe. Il se distillait de ce grenier une étrange mélancolie. Viviane revenait chaque fois que l’oncle faisait jouer la musique. Elle s’assoyait sur la première marche de l’escalier et se plongeait dans une bande dessinée ou un livre. À l’occasion, elle jetait à la dérobée des regards vers l’oncle. Elle s’imaginait qu’il était un capitaine à l’assaut de toutes les mers du monde. Autant sa tante ne semblait avoir aucun secret pour Viviane, autant l’oncle semblait venir d’une autre planète. Impénétrable.

        Bien des années plus tard, alors qu’elle vivait avec Patrick, Viviane redécouvrira Vivaldi. Elle était enceinte et le couple venait d’acheter une maison pourvue d’un grenier qu’elle ne tarda pas à aménager à l’image de celui de la maison blanche. Elle y montait souvent pour lire. Les premiers temps, elle écoutait les concertos de mandoline de Vivaldi comme elle l’avait fait des années auparavant. Mais ce n’était plus tout à fait pareil et elle cessa donc d’écouter du Vivaldi. De temps à autre, Patrick montait lui aussi au grenier, s’assoyait à côté d’elle, ouvrait une revue. Ça sentait l’effort. Les choses n’allaient plus trop bien entre eux. Elle fit une fausse couche, tomba en dépression et dut cesser de travailler pendant six mois. Patrick revenait de plus en plus tard, toujours fatigué. Elle soupçonna une liaison. Elle apprit plus tard qu’il cumulait les heures supplémentaires pour retarder son retour au foyer.

        Elle monte au grenier. Il est vide. Les araignées ont tissé des toiles à chaque fenêtre, sauf celle donnant sur l’ouest. Bas sur l’horizon, les nuages se déchirent et laissent entrevoir le soleil qui amorce sa descente au-delà de la courbure de la Terre. Une lumière orange emplit la pièce. Viviane tend tous ses sens. Elle espère capter quelque chose, entendre des notes de mandoline, percevoir l’odeur du tabac brûlé dans le fourneau d’une pipe, le bruissement des pages de journal qu’on tourne et retourne. Rien. Rien, sauf ce désir profond de constater qu’il y a quelque chose. Elle n’aime pas ces moments où elle prend trop conscience d’elle-même et de tous les jeux de miroirs qui se déroulent dans sa conscience. Elle se mord les lèvres. Ah, si tout ça pouvait disparaître de ses pensées.

        Elle descend au salon, ouvre la porte et arrive sur la grande véranda où l’oncle aimait s’asseoir et observer la vallée et la rivière aux jumelles. Mais qu’attendait-il donc, lui toujours silencieux et taciturne ? Elle s’assoit à la place qu’il occupait sur le banc, croche et vermoulu. Viviane va chercher une chaise pliante dans le coffre de l’auto, l’installe sur la véranda et s’adosse au mur comme il le faisait. Elle ferme les yeux et se revoit à douze ans, assise à l’autre bout du banc, une tasse de chocolat chaud entre les mains, fermant à demi les yeux pour tenter de percevoir ce qui, au-delà de l’horizon, semblait tellement intéresser l’oncle. Elle aimait ces moments où aucun mot n’était prononcé. Tout n’était qu’écoute et attention. Chaque matin, elle le retrouvait assis sur le banc de la véranda, la table des marées sur les cuisses. L’oncle guettait l’arrivée du mascaret. Il y avait quelque chose d’altier, de sacré dans sa patience, comme s’il attendait la venue du Hollandais Volant et de tous les fantômes de son existence.

        Le soleil est bas sur l’horizon, où il glisse derrière une longue bande de nuages. Elle a revu l’oncle une dernière fois il y a un an, au foyer. Elle a appris que sa tante ne le visitait plus. Ratatiné, le crâne orné de quelques blanches touffes éparses, il n’a pas reconnu sa nièce. Lorsqu’un préposé a poussé son fauteuil roulant vers sa chambre, il a demandé d’une voix à peine audible : « à quelle heure la marée haute ? ». Le préposé a répondu qu’il n’y a pas de marée à Montréal. « Oui, mais à quelle heure ? »

        L’oncle est mort. Viviane l’a appris récemment.

        Elle tente de dormir sur le sofa. Les acariens enfouis dans les tissus déclenchent chez elle une crise d’asthme. Heureusement, elle traîne toujours ses pompes. Malgré le souffle retrouvé, elle parvient difficilement à retrouver le sommeil.

        Au petit matin, le ciel est bas et gris. Une pluie chagrine encotonne le pays. Vers les huit heures, un vent frais et sec venu du fond de la baie de Fundy nettoie le ciel, qui devient d’un bleu limpide. Viviane enfile un chandail épais et des bottes de caoutchouc. Elle sort pour sillonner le terrain autour de la maison. De minuscules gouttelettes de brume pendent aux extrémités des fougères. Le potager est en ruines. Dans l’ancien jardin, le « spot à muguets », comme disait la tante, est maintenant un royaume de ronces. Le chêne, dont une branche portait la balançoire qu’elle avait affectionnée, est malade et dénué de toute feuille. La branche s’est détachée du tronc et est recouverte d’herbes. Elle hausse les épaules. Mais qu’est-ce que je viens chercher ici ?

        C’est l’heure. Elle se prépare une tasse de thé et s’installe sur le banc. Le mascaret doit arriver dans dix minutes, selon la table. Les jumelles reposent sur ses cuisses. Elle porte la tasse de thé à ses lèvres : c’est bouillant. Elle repose la tasse sur le banc, ferme les yeux. Il y a urgence.

        Au creux de sa baie de Fundy personnelle, quelque part entre la rate et la vessie, là où les racines de l’âme s’agrippent comme des lierres fragiles à quelques chromosomes déjantés, les marées basses et hautes de la bipolarité sont extrêmes. Elle sent les courants contraires qui ont façonné sa vie se mélanger, s’interpénétrer, se retirer, et se pénétrer à nouveau avec une force renouvelée, comme s’ils se faisaient l’amour. Soudain, il y a une sourde vibration. Une déferlante qui remue les fondements de son être et lave tout. Elle respire avec difficulté. Elle voit des mains. Celles de Myriam tentant d’agripper un illusoire secours avant d’être emportée par l’eau rouge, le sang de son sang. Celles de Julie virevoltant sur elle-même après le choc avec l’autobus, comme une danseuse sous laquelle le plancher vient de céder. Des mains qui se tendent vers elle. Des mains qui veulent la noyer ? Des mains qui veulent la rescaper ? Elle ne sait pas, ne sait plus.

        Un calme plat, souverain, envahit le temps et l’espace. L’orage de ses douze ans se résorbe. La respiration est légère, il y a un effluve de muguet dans l’air. Viviane ouvre les yeux : le temps est beau et elle a manqué le mascaret sur la rivière. Elle se lève et fait un pas de danse. Let it be.

Une réponse sur “Le mascaret”

  1. Bonjour Pierre,
    Est-ce que tu pourras maintenir ce rythme de publication ? C’est un peu essoufflant de te suivre. 😉 Je suppose que ces textes datent de plus longtemps que le Petit Parc qui les accueille. C’est un plaisir de visiter l’univers intérieur de tes personnages. On entre dans un monde dès les premières phrases et on ne le quitte plus jusqu’à la fin.

    PS. – Tu as supprimé la nouvelle « Les clés » après l’avoir publiée ?

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