Les clés

Parfois, la clé d’une lignée est tout simplement la clé d’entrée.

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        Elle inséra la clé dans la poignée, tourna les deux en même temps et poussa lentement la porte. Elle fut accueillie dans le vestibule par un pressentiment de temps retenu, puis avança de quelques pas jusqu’au salon. Elle tendit les sens. Où était son père ? Nulle part et cependant, il était dans chacune des pièces de la maison. C’est là qu’elle le retrouverait.

        Elle attendait le courtier et les acheteurs pour treize heures. Il en était onze. Deux heures pour faire la paix avec des dizaines d’années imprégnées dans les murs de cette maison où elle, Jessica, l’aînée prétendument smart, sa sœur et ses deux frères avaient grandi. Quatre enfants ayant poussé comme une touffe désordonnée de broussailles, dans l’ombre de l’absence de la mère, dans le soleil timide et compréhensif du père. Oui, la mère absente. Pour qui ne la côtoyait pas de près, Marie-Pierre faisait tout ce qui se fait dans une vie rangée : travailler, avoir des enfants, prendre des vacances, répéter les opinions des commentateurs politiques, mais elle faisait tout ça comme en spectatrice d’elle-même, sans investissement de son être, comme si ça se passait en pilotage automatique, sur un écran de télé ou d’ordi.

        Combien de fois les enfants avaient-ils tenté de l’allumer, de l’éveiller ? « Maman, maman, on va skier, tu viens ? » Souvent, elle refusait, prétextant un surcroît de rien à faire. Parfois, elle acceptait. Elle faisait une descente prudente puis allait s’asseoir au chalet pour observer d’un regard détaché les skieurs, les pentes, les remontées, avec autant d’intérêt que si elle avait observé des fourmis affairées autour d’une miette de pain trop grosse pour l’orifice de leur tanière. Puis, la crise vers le début de la quarantaine. Sénilité précoce, avait diagnostiqué le médecin. Étonnant, étonnant, n’avait-il cessé de marmonner. Toujours là, la mère, mais à tout jamais plus là.

        Jessica avait longtemps souffert de la distance la séparant de sa mère, qui ne s’était jamais intéressée aux idées de sa fille, à ses projets, qui avait accueilli avec un regard vide son désir de devenir astronome, qui avait espéré que le jeune homme qu’elle avait amené à la maison, le jour de ses dix-huit ans, la marierait et que c’en serait une de casée. Les enfants étaient partis, le père et la mère étaient restés.

        À la mort de Marie-Pierre, Léandre, le soleil timide, s’était mué en astre triste sur le déclin. Jessica venait le voir un vendredi ou deux par mois pour le souper. Il ne voyait plus ses autres enfants .

        — Papa, pourquoi ne vends-tu pas la maison et ne pars-tu pas en Espagne, comme tu as toujours rêvé ?

        Léandre avait toujours de bonnes excuses. Ses travaux au ministère, une grosse pension s’il faisait trois ou quatre années de plus, les compagnons de golf. La dernière fois que Jessica le vit, elle eut un choc. Il avait ce regard vide qu’elle avait tant de fois détesté voir chez sa mère. Sa tête dodelinait sur la gauche, comme si une partie des veines du cou avaient été tranchées. Il ne parla que du système de chauffage qui faisait des conneries. Elle le quitta, le cœur broyé, après un long câlin.

        Une semaine plus tard, Léandre Davignon se suicidait. La sinistre découverte avait été faite par un collègue venu ramasser un dossier. Après les funérailles, n’ayant rien qui la retenait à Montréal, Jessica accepta un poste à Paris, au Bureau international des poids et mesures.

        Cinq années passèrent, puis elle revint. Personne ne s’était occupé de la maison, ni même de la succession de Léandre Davignon, demeurée en suspens. Les avis de la municipalité avaient commencé à pleuvoir pour taxes impayées. Elle paya les arriérés, finalisa la succession et hérita de la maison. La sœur et le frère vivaient tous deux à l’étranger et n’étaient pas intéressés. Pour eux, le Canada, c’était le passé. Elle décida de vendre. Elle avait engagé des déménageurs pour tout vider, ne voulant absolument rien garder de ce passé trop chargé. La maison avait trouvé preneur et la vente avait été conclue rapidement. « J’aimerais avoir un peu plus de temps avant de remettre les clés… » avait-elle dit au notaire. « Bien sûr, nous comprenons, une demeure familiale, vous savez. Les acheteurs prennent possession demain, mettons ? »

        Une demeure familiale ? Quand Jessica ouvrit la porte d’entrée, ces mots résonnèrent dans sa tête, mais comme une mauvaise blague. Elle hésita un instant puis franchit le pas. Elle alla d’abord dans le salon, ferma les yeux dans l’attente d’un souvenir émouvant. Comme son père tentant de réparer maladroitement un pan de mur abîmé par une infiltration de pluie, là, dans le coin. Mais c’était une image morte. La cuisine où Marie-Pierre avait établi sa forteresse. « Ne me dérangez pas quand je cuisine ! » Avec son petit verre de rouge jamais plus éloigné de trente centimètres de sa main, la radio ouverte en permanence sur la plus sirupeuse des chaînes, elle y passait le gros de son temps.

        Le bureau du père se trouvait au pied de l’escalier menant à l’étage. C’était son dortoir. Son havre. Sa caverne. Les murs avaient hébergé des bibliothèques remplies de livres qu’il avait lus et relus. Puis il avait cessé de lire, les enfants venaient de partir et, comme il le confia plus tard à sa fille aînée, jamais il ne s’était senti aussi seul qu’en présence d’une grande malade. Après la mort de sa femme, c’est là où il passait ses soirées. Il faisait un minimum de travail au bureau pendant le jour pour terminer chez lui en soirée et ainsi alléger la pesanteur de la solitude. Ici aussi, elle avait espéré retrouver un peu de la présence du père, mais la pièce vide n’était qu’une pièce vide.

        Les chambres étaient à l’étage. Trois grandes chambres : une pour les parents, une pour les filles, une pour les gars, et deux salles de bain, celle des filles et celle des mâles. Une marotte de la mère : les hommes ne savent pas pisser. Ils ont besoin de leur propre écurie.

        La chambre des parents était une pièce de vaste dimension avec deux larges fenêtres donnant l’une sur l’est, l’autre sur l’ouest. La chambre avait évolué au fil des ans, passant les premières années d’une pièce épurée et ensoleillée aux rideaux toujours ouverts avec, au centre d’un mur, un Bouddha de pierre que le père affectionnait particulièrement, puis était devenue, dans les derniers temps, une pièce sombre aux rideaux tirés en permanence, encombrée du vieil ameublement lourd que la mère avait récupéré chez ses parents lorsqu’ils avaient emménagé en foyer, dont une penderie étroite et sombre ayant pris la place du Bouddha et n’ayant jamais rien hébergé. Marie-Pierre y tenait, à cette penderie. Dans l’espoir qu’elle y trouverait peut-être un jour de quoi vêtir la béance qui lui tenait lieu d’âme ? Près de la fenêtre, sur les lattes de bois, les marques bien distinctes des quatre pieds du fauteuil dans lequel elle avait passé ses dernières années à moitié assommée par les médicaments, à moitié en quittance de la vie. Le père ne dormait plus depuis longtemps dans cette chambre.

        Juste devant la chambre des parents, c’était celle des filles. Trois ans de différence, mais chacune sur des orbites éloignées de plusieurs années-lumière. Jessica sage et studieuse, et sa sœur cadette qui avait eu si hâte de grandir, de partir, de choisir tout ce que sa famille n’était pas. Déjà à douze ans elle avait fait une fugue, puis une autre à quinze. C’est elle, la jeune sœur, bien plus délurée que Jessica pour tout ce qui touchait à l’intimité et au sexe, qui était allée lui chercher ses premiers tampons à la pharmacie pendant que la mère était en séjour chez une proche. Elle ira mieux après, avait assuré le père. Chez une proche, c’était euphémisme pour désigner l’hôpital psychiatrique, et il ne trompait pas les enfants.

        La chambre des gars était à leur image. Eux aussi habitaient des univers diamétralement opposés. Un mur de Berlin imaginaire avait été tracé au centre : d’un côté, le foutoir sportif du passionné de hockey qui, après une commotion cérébrale sur la patinoire, serait infecté par Neisseria meningitidis et en mourrait. De l’autre, le rangement presque aseptisé d’un étudiant en philosophie qui deviendrait éleveur de moutons, animaux selon lui nécessaires au repeuplement de la planète. Après l’apocalypse, très proche selon ses dires.

        Il lui fallait se rendre à l’évidence. Elle ne retrouverait jamais la trace du père dans cette maison. Les murs avaient tout avalé, comme des buvards avides, et ils répondaient en échos ternes au claquement des talons de Jessica sur le plancher.

        Tout avait été vidé. Peut-être pas. Il y avait la petite pièce au fond de la salle de chauffage au sous-sol, que son père appelait l’oubliette, une pièce exiguë qui avait déjà contenu un réservoir de mazout, rendu inutile après la conversion au chauffage électrique. Elle se demanda si la clé était toujours dans le petit renfoncement au-dessus du linteau de la porte. Elle y était. Elle inséra la clé dans la poignée et força de l’épaule contre la lourde porte en métal qui s’ouvrit dans un grincement de charnières rouillées. Elle appuya sur l’interrupteur. Rien n’avait changé. Odeur résiduelle de mazout, murs humides, toiles d’araignées, cafards et mille-pattes se précipitant frénétiquement vers les fissures du plancher pour fuir la lumière. Qui venait les déranger ? Il n’y avait plus rien dans cet endroit qui avait été autrefois le fourre-tout de la maison, sauf, sur une étagère, une petite boîte de plastique. Elle la prit et alla s’assoir sur la première marche de l’escalier menant au rez-de-chaussée.

        Elle ouvrit la boîte. Bien étanche, elle avait préservé le contenu contre l’humidité de l’oubliette. Des photos et une lettre. Parmi les photos, il y en avait une d’elle avec son premier télescope, reçu le jour de ses 14 ans. À la photo était agrafée une découpure de journal annonçant une éclipse lunaire. C’était vingt-cinq plus tôt.

        L’eau faisait valser doucement le quai flottant. C’était une soirée chaude de fin août au chalet. L’air était étrangement calme, comme si toutes les molécules de l’atmosphère se préparaient à assister au spectacle sur le point de se dérouleur dans le ciel. Assise en lotus à l’extrémité du quai, jumelles sur les genoux et télescope sur sa monture, Jessica attendait son père. « Papa, Papa, tu vas tout manquer ! » Léandre Davignon arriva quelques minutes plus tard. L’ombre avait déjà recouvert les trois-quarts de la lune. « Désolé, ma chouette, maman a eu un petit problème. » Cela signifiait que Marie-Pierre avait trop bu et avait dégueulé. Jessica hocha la tête. Non, sa mère n’allait pas gâcher le moment qu’elle attendait avec impatience depuis des mois. Une éclipse totale de la lune. Elle avait déjà fait un exposé à ce sujet juste avant la fin de l’année scolaire devant une classe totalement indifférente à son enthousiasme.

        Le cône d’ombre de la Terre progressait et engouffrait implacablement son satellite rocheux. Alors qu’elle fixait la lune, elle sentit que sa vie se déroulait elle aussi dans une ombre, permanente celle-là. Elle se retourna vers son père. Elle aurait voulu en cet instant inverser les rôles : être celle qui protège, qui comprend, prendre son père dans les bras et lui prodiguer un câlin. Du coup, elle ressentit une vive colère à l’endroit de Marie-Pierre qui semblait se laisser couler, ne faisant rien pour ne pas s’oblitérer dans l’abandon d’elle-même. « Mais c’est maman, je n’ai pas le droit de penser ça. »

        La lune était maintenant entièrement recouverte par l’ombre de la Terre. Il y eut comme un frôlement d’éternité dans l’air au-dessus du lac, comme une fissure dans l’ordonnancement des choses.

        Tout et rien n’avait changé depuis cette éclipse. 25 ans, c’est un quart de siècle, 1/40e de millénaire, 1/80e de l’ère dite contemporaine. Chaque fois qu’elle lisait ou entendait quelque chose soulignant tel ou tel anniversaire, cette mise en contexte temporelle lui venait constamment à l’esprit. Elle ne pouvait se départir de cette vision qu’elle avait de la vie, une succession ininterrompue de générations se fusionnant l’une dans l’autre, chacune emportant les charges du passé, happée par le puits indéfini du futur. Dans son esprit, une génération valait 25 ans. Quelque 80 générations s’étaient écoulées depuis certains troubles politico-religieux en Israël. Elle, Jessica-Pauline Davignon-Courtois, avait la conscience aigüe qu’elle était le point culminant, l’apex d’une myriade de rencontres fortuites ayant constitué son fil de vie. Elle s’étonnait qu’il en était de même pour les quelque cent milliards d’humains ayant vécu à ce jour, chaque personne étant le fruit d’innombrables et improbables convergences. Elle voyait tous ces fils de vie tisser une toile d’humanité brandie par notre planète dans ses révolutions autour du Soleil, par le Soleil dans ses révolutions autour de la Voie lactée, par la Voie lactée dans sa course vers Andromède, comme un témoignage de notre existence, de notre présence, tout comme sur les murs des toilettes publiques il y a toujours un graffiti disant Sam était ici, Julie aussi !

        La notion de temps l’avait toujours fascinée. Enfant, elle s’était perdue dans la contemplation de la marche de l’aiguille des secondes sur la montre qu’elle avait reçue pour ses sept ans. Elle avait tenté de rythmer sa respiration sur la marche de lui et était tombée en hyperventilation. Cette fascination l’avait mené à étudier la physique. Sa thèse de doctorat avait porté sur les préquantons, des particules de temps hypothétique dont la matrice constituait la continuité temporelle. C’est ainsi qu’elle obtint un poste au Bureau des poids et mesures, à Paris, à la section Temps.

        Elle tomba rapidement sous le charme d’Evelyn O’Connell, une Irlandaise, directrice de la section Poids. Ses yeux vifs, son accent, son parfum salin, son rictus, ses rondeurs… tout jouait en sa faveur. Après quelques semaines de petits sourires esquissés lorsqu’elles se croisaient dans les couloirs, sourires timides chez Jessica, un brin frondeur chez Evelyn, celle-ci invita la jeune Québécoise à prendre un verre.

        — C’est congé lundi. Long weekend en vue, ma chère.

        Une quinzaine d’années séparaient les deux femmes. Le français de l’Irlandaise était excellent, mais elle butait sans cesse sur l’accord des déterminants. Un bon idée, le soupe chaud, la bel homme. Parfois, elle forçait la note, comme pour bien montrer qu’elle en était consciente mais qu’elle s’en foutait royalement. Au fil de la conversation et des coupes de cava, dans un bistro peu achalandé, leurs mains se rapprochèrent. C’est Jessica qui franchit les derniers centimètres. Le temps était attiré par la pesanteur. Un aspect qu’Einstein n’avait pas vu dans sa relativité générale.

        Jessica avait eu quelques relations, mais ça durait au plus quelques mois. On la trouvait trop opaque. Elle ne se révélait à personne. Seul son père, avait-elle eu l’impression, l’avait percée. Après son suicide, Jessica s’était retranchée encore plus en elle-même. Elle n’avait pas hésité un instant lorsqu’on lui avait offert le poste au Bureau. La perspective de s’exiler en France pour quelques années, le temps que les choses décantent, s’estompent, se dissolvent dans la matrice des mémoires oubliées, lui apportait de l’air. Oui, ce sera une nouvelle vie. Ce fut. Jessica venait de trouver un havre, un quai où elle pouvait déposer son barda, un quai capable de la soutenir. Evelyn incarnait cette assise, et elle semblait s’accommoder du caractère taciturne de Jessica qui lui était reconnaissante de ne pas la pousser dans ses retranchements. Une relation discrète d’établit entre les deux femmes, qui faisaient tout pour séparer le professionnel du personnel. Deux années de tendresse passèrent, une semaine chez l’une, une semaine chez l’autre. Personne au Bureau ne remarqua quoi que ce soit. Elles décidèrent d’emménager ensemble.

        Un samedi matin de juin, sous un orage violent, Evelyn tarda à descendre pour prendre le latte, un rituel de weekend que les deux avaient établi dès leurs premiers jours. Viennoises, café, journaux à 8 heures piles. Cette manie de Jessica — le temps pile — faisait bien rigoler sa compagne. Il était 10 heures et elle n’était pas encore descendue. Jessica monta à sa chambre. Le regard éteint, assise rigidement dans le fauteuil, Evelyn O’Connell marmonnait.

        — Ce pluie, tout ce pluie… Quand mon père battait ma mère, il pleuvait toujours. I would hide with my younger brother in the basement, behind a pile of wood, and I would cover his ears so that he wouldn’t hear my father’s swearing and my mother’s sobbing. Ça a duré des années, puis mon père a été écrasé par une camion de ciment.I thought I’d sorted this out with therapy. I’ve done so much therapy.

        Evelyn se leva lourdement du fauteuil et alla à la fenêtre. Elle contempla longuement la pelouse mouillée sans dire un mot, puis elle retourna au fauteuil. Jessica eut le réflexe de la prendre dans ses bras et de lui murmurer des mots de réconfort, mais elle se retint. Elle avait les mêmes gestes lents, presque erratiques, qu’elle avait tellement vus chez Marie-Pierre.

        Evelyn prit congé le lundi, puis les jours suivants. Arrêt de travail prolongé, finit par ordonner le médecin. Quelque chose s’était brusquement cassé chez elle. À la demande expresse de Jessica, Evelyn entra en thérapie.

        — Encore ? J’ai donné, non ?

        — Je t’en prie, fais-le pour moi.

        Les rôles s’inversèrent. Jessica devint le socle d’Evelyn, comme son père l’avait été pour Marie-Pierre. Mais Evelyn n’avait pas la docilité de Marie-Pierre. Un soir, au souper, elle explosa.

        — Tu es là, toujours là, tu tournes autour de moi, tu me traites comme un gamine. There is something about you that crushes me.

        Elle se leva, monta pesamment à sa chambre et claqua la porte. Au travers de ses sanglots, elle hurla. « Je ne suis pas folle, je ne suis pas folle ! Va-t’en, va-t’en ». Une heure plus tard, elle se confondait en excuses. « Tu ne me quitteras pas, hein, tu ne partiras pas, hein ? ». Cette scène se déclina en diverses variantes plusieurs fois au cours des mois suivants.

        Un soir, Evelyn s’était endormie sur le sofa en regardant la télé. Jessica ferma l’appareil et s’assit à côté d’elle et l’observa longuement. La fragilité suintait de tout son être comme une humidité qui suinte du mur d’une forteresse. Une idée étrange traversa l’esprit de Jessica. « Je dois la protéger, comme papa a protégé maman. »

        Evelyn O’Connell démissionna à la surprise générale, car on l’avait pressenti pour diriger un jour le Bureau. La relation entre les deux femmes était devenue tendue, Evelyn se réfugiant dans sa chambre dès que Jessica revenait du travail. Novembre arriva brutalement dans une vague de froid inhabituelle. Jessica rentra fourbue du travail. Un mot l’attendait sur la table de la cuisine. « Je pars, je ne veux plus te revoir. Tu me pèses, tu m’attires vers le fond. Je pars. » Elle avait emporté toutes ses affaires. « Ne me cherche pas. Tu ne me trouveras pas. » Jessica tenta bien de la retracer. En vain. Jessica continua de travailler, mais l’entrain n’y était plus. Au renouvellement de son contrat elle décida de rentrer à Montréal.

        Elle ouvrit l’enveloppe, qui contenait une seule feuille pliée en trois. Écriture familière du père.

        « Je t’écris cette lettre que tu ne liras jamais, mon amour. De nos vingt-cinq années passées ensemble, il me semble que je ne t’ai connu que la première nuit. Déjà au matin, il y avait cette ombre qui t’enveloppait, qui était plus intime avec ton corps que je ne l’ai jamais été. Je te voyais et je ne te voyais plus.

        Je peux enfin t’avouer que ta maladie a également été courante dans ma famille. Je n’ai jamais été orphelin. J’ai un frère qui vit encore. Il n’était pas dans l’avion qui s’est écrasé avec mes parents et ma jeune sœur. Mon frère à Sherbrooke, en institution. Démence précoce. Nous n’en parlions jamais chez les oncles et les tantes, parce qu’il y en avait d’autres comme lui. Chez les parents, les grands-parents. Une lignée maudite. C’était tabou. Par miracle, j’ai été épargné. Je craignais tellement de devenir comme eux, et quand j’ai vu chez toi ces brouillards passer sur ton visage, j’ai décidé de te protéger, de nous protéger. J’ai échoué. Je te l’avoue. J’ai toujours craint de devenir fou. Nous sommes peut-être issus d’une lignée maudite, chacun de notre côté. J’espère de tout cœur que nos enfants y échapperont. Je t’embrasse, mon amour, où que tu sois. »

        La lettre était datée de deux mois après le décès de la mère. Elle la relut plusieurs fois. À la quatrième lecture, elle fondit en larmes. Elle venait de comprendre le sens des paroles d’Evelyn. Cette lourdeur qu’elle avait toujours ressentie en elle, sans jamais pouvoir la circonscrire par des mots, cette pesanteur qu’elle ressentait, flottant entre la rate et le foie, c’était cette même lourdeur qu’avait transporté Léandre dans ses craintes de devenir fou, de sombrer dans une dépression profonde, et, en cherchant à protéger sa femme, il l’avait éclipsé. Elle se leva, étourdie par le flot de pensées qui l’assaillait.

        Jessica se rendit compte soudainement qu’elle avait eu tout faux à propos de ses parents, à propos d’elle-même.

        Il y avait une douzaine de photos au fond de la boîte couvrant une vingtaine d’années, prises par Léandre. L’année de chaque photo était inscrite au feutre dans un coin. Deux ou trois photos datant d’avant la naissance des enfants. Marie-Pierre souriante, jolie, yeux vifs. Puis, d’une photo à l’autre, cette lueur du regard s’estompait pour être totalement vide sur la dernière photo, prise quelque temps avant sa mort. Jessica sentit son cœur battre la chamade, son estomac se nouer. L’engrenage des émotions, bien cadenassé dans son bunker intérieur, se mettait en branle. Elle se demanda si la lourdeur dont son père parlait dans la lettre avait fini par éclipser Marie-Pierre, qui, sans doute dépourvue d’une résistance naturelle aux forces de marée qui s’exercent entre les êtres et leurs astres intérieurs, avait fini par s’estomper de sa propre existence et être engloutie, et éclipsée. Oui éclipsée, comme la lune lors de cette soirée sur le quai.

        C’est donc ce que voulait dire Evelyn. « Je suis lourde. Comme papa ! » Jessica, si discrète, réservée, impénétrable, réalisait en cet instant qu’elle avait passé sa vie dans les strates raréfiées de son cerveau. Dès sa tendre enfance, elle avait préféré les abstractions aux choses concrètes, la contemplation à l’action. Il était si facile de penser et de refouler au bas de l’escalier les sentiments, les émotions, les excès de sensibilité. À l’introversion extrême de Jessica s’était opposée une densification tout aussi extrême du trou noir qui s’était créé au fond de son cœur. Avec Evelyn, elle avait eu un vague espoir que quelque chose changerait, sans être capable de nommer en quoi aurait consisté ce changement.

        Un rayon de soleil traversa la vitre encrassée d’une fenêtre et atterrit à ses pieds. Elle crut percevoir un frôlement derrière les épaules. C’est dans le sous-sol que Léandre s’était suicidé. « Papa, murmura-t-elle dans un petit couinement plaintif. Papa… » Elle étouffait, elle avait mal.

        Elle remit la lettre et les photos dans la boîte. Elle monta au salon. Le ciel jusque-là couvert se dégagea et un bloc de lumière entra par la grande fenêtre sans rideau et éclaboussa avec fracas le plancher au centre du salon. La jeune femme avança dans le soleil éclatant, prit une grande respiration, tendit les mains paumes vers le haut et ferma les yeux. La lumière tombait sur la peau, elle sentait le picotement des quintillions de photons qui la heurtaient. C’était bon.

        Il lui sembla soudainement ressentir au plus creux de ses fibres tous ces liens qui avaient été ceux de ses parents, de leurs parents à eux, des hommes et des femmes qui les avaient précédés, ces liens qui avaient asphyxié bien des espoirs et des joies en cet atavisme tenace qui opère en sous-œuvre, qui passe invisible sous le radar de la fébrilité quotidienne. Un atavisme comme un champ miné qu’il faut quand même traverser, parce que ce champ, c’est la vie, sournoise veilleuse qui récolte toujours son dû.

        Ses sens affûtés, il lui semblait même entendre la respiration du temps en un souffle retenu. Mais ce temps ici, dans ce salon et cette lumière était d’une autre nature que celui qui est défini par les transitions électroniques dans un cristal de césium et qu’elle connaissait si bien pour les avoir étudié savec grande précision à Sèvre.

        La lumière du soleil, impartiale dans sa mansuétude à l’égard de la race humaine, agissait comme un défibrillateur qui faisait éclater en elle les liens agglutinés dans le nœud gordien logé au fond de sa gorge qui l’avait si souvent opprimé au creux de la nuit. Ce qu’elle ressentait en cet instant, une fraction de seconde pour les horloges, c’était une éternité d’âme. Ça allait au-delà des organes, des tissus, c’était dans sa structure même d’humaine. Ça rentrait dans son ADN, dans ses molécules. Il lui sembla qu’elle était ailleurs. Un ailleurs où il n’y avait ni temps ni espace. Ni pays ni planète. Ailleurs. C’était ce qu’elle avait perçu quand le monde s’était fissuré sur le quai. Elle avait eu peur d’y plonger. Cette fois-ci elle accepta la fissure.

        Le temps qui la traversait en ce moment était étalé sur tous les axes de l’univers. Il n’y avait plus de passé précédant le présent, il n’y avait plus de futur rendu nécessaire par le passé, il n’y avait plus de présent coincé entre les guerres et les massacres de jadis et la perspective terrible de ceux que l’humanité, dans la grandeur de sa folie, ne manquerait de provoquer. Ils étaient tous confondus, passé, présent, futur, en une vérité claire qui lui vrillait le cœur. Elle tenta sans y parvenir de se formuler cette vérité, de l’exprimer en mots, en paroles. C’était trop vaste pour un cerveau. Elle ferma les yeux et tenta de calmer sa respiration.

        Un son, d’abord ténu puis s’amplifiant rapidement, emplit tout son être. Elle n’avait jamais entendu un tel son, un son qui était l’essence même de la mélancolie, le chant du chœur formé par tous ses ancêtres, toutes ces âmes perdues à la recherche d’elles-mêmes et qui demandaient une résolution, une rédemption. Le chant l’enveloppa. C’était immensément plus intense que le plus intense des orgasmes qu’elle avait connus dans sa vie. Un tsunami qui montait du fond de ses entrailles pour aboutir à ses yeux. Des larmes de joie coulaient. La vague passa. Un calme absolu s’installa en elle.

        Elle était secouée. Une minute passa, puis une autre, et une dizaine d’autres. Du coup, les murs semblèrent revivre. Ils répondaient en échos vifs au claquement de ses talons sur le plancher. Une voiture se gara dans l’entrée. Le courtier et le couple d’acheteurs en sortirent. Elle essuya les larmes chaudes qui ravinaient ses joues. La sonnette d’entrée retentit. Elle ouvrit aux nouveaux propriétaires de ces murs désormais libérés de leurs chaînes et sut que cette jeune femme et ce jeune homme, tous deux au regard clair, y vivraient paisiblement.

                – Voici les clés.

        Jessica sortit de la maison et se rendit à sa voiture sans se retourner. Elle avait laissé les clés de la maison aux nouveaux propriétaires, et elle repartait avec ses propres clés, cette petite boîte de plastique dont le contenu venait d’alléger sa vie.

5 réponses sur “Les clés”

  1. Tu nous prend par la main, non devrais-je dire “par le coeur” et tu nous amènes aux tréfonds de la transformation profonde et mystérieuse de l’âme … un doux voyage intérieur vers l’infini. Merci mon ami!

    Suzanne

    1. Ah…c’est bon Pierre! Peu à peu j’étais transporté dans l’univers de Jessica pour découvrir que la beauté existe là où nous croyons le trou noir nous attend. Merci. Bien écrit. J’apprécie le format ‘ short story’. Character development was well done. Je plongerai dans la prochaine ‘nouvelle’ .

  2. Bravo Pierre! Et merci de nous laisser entrer (avec la clé) dans l’intimité de ces humains. J’aime bien ton ecriture. Merci de partager!

  3. Laisser des clés pour en détenir de nouvelles, parfois c’est ce qu’il faut pour enfin respirer.

    Un superbe texte au vocabulaire étonnamment riche.
    Bravo cousin.
    Bonne continuation et bon voyage au pays des mots. Je continuerai à te suivre

  4. Magnifique Pierre, merci. Lentement j’ai embarqué jusqu’à y être totalement! Te souviens-tu d’une certaine soirée au Wasteland où, inspirés (d’ailleurs avions-nous inspiré???), nous avions perçu “l’hologramme” formé par tous les sons, les mots, la musique ambiante… Pour une raison que je n’arrive pas à conscientiser mes neuronnes ont récupéré ce souvenir, cette image d’un moment (heureux). Probablement le résultat d’un abstrus balayage “d’une succession ininterrompue de générations de signaux emportant d’un neuronne à l’autre les charges du passé” reconstituant ansi le souvenir vécu, lié au sentiment transmis par ta touchante nouvelle.

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