Qadesh

Certaines guerres prennent un temps fou à finir.

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        Dans le creux de la nuit, un vent violent tourbillonnait autour de la tente des scribes, à l’écart de celles des chefs de guerre. Le vent semblait s’être concentré autour de cette tente, soulevant d’épais voiles de poussière. Un fantassin qui passa tout près remarqua le curieux phénomène. Il se dit que les dieux devaient être en train de livrer aux scribes un enseignement qui devait être masqué à ceux qui ne pouvaient comprendre.

        Dans la tente, tous dormaient, sauf le jeune Rham qui, à la lueur d’une bougie, nettoyait ses calames, vérifiait le papyrus dont la qualité avait récemment diminué, et prenait de grandes respirations pour calmer son anxiété. Il avait pour tâche de prendre des notes qui seraient colligées par le grand scribe au Ramesseum pour composer une ode à la victoire, déjà tenue pour acquise, de Ramsès II. La fatigue gagna le jeune scribe qui rangea son matériel, souffla la mèche et s’étendit sur sa couche. Il était heureux. Enfin, en campagne avec le Grand Roi et ses armées. Oui, il était prêt à noter les hauts faits d’armes du Roi.

        Le sommeil fut de courte durée. Le soleil était encore sous l’horizon quand les hordes de chars hittites rompirent les flancs des Égyptiens en attente de renforts venant du sud. Cris des archers sur les chars, hurlements des soldats criblés de flèches. Hennissements des chevaux, fracas, chaos. La bataille de Qadesh venait de commencer.

        Le maître des scribes ouvrit la porte de la tente. Il s’écroula aussitôt, transpercé de quatre flèches. Bientôt, une troupe de lanciers et de porte-boucliers égyptiens arriva. Ils établirent un périmètre autour des scribes sur ordre exprès de Ramsès. Celui-ci tenait à ses scribes. Leurs écrits seraient importants, même dans la défaite, car les écrits étaient toujours perfectibles. Les chars ennemis refluèrent un temps pour se diriger vers d’autres cibles. Le répit fut bref. Les Hittites revinrent à la charge. L’un d’eux lança une flèche enflammée sur la tente qui devint aussitôt une torche. Les scribes couraient dans tous les sens, tentant de sauver autant de papyrus et de matériel que possible.

        En surnombre, les Hittites massacrèrent les Égyptiens dans cette partie du campement alors qu’ils étaient repoussés ailleurs. Rham, debout avec ses calames et sa liasse de papyrus, savait que c’était la fin. Il pensa à sa jeune femme, au métier qu’il aimait, à la bienveillance des dieux à son endroit. Ces pensées durèrent une seconde à peine, le temps de voir arriver la lourde lance projetée avec force dans sa direction. Il la reçut sous le plexus solaire. Il tituba, puis fléchit les genoux en laissant tomber les calames et les papyrus. Il tendit les mains au ciel. Le sang coulait abondamment. Un char égyptien ayant perdu son équipage s’approcha de lui. Les chevaux, paniqués, firent une embardée. Le char projeta Rham au sol, ce qui ouvrit davantage sa blessure. Il sentit ses forces vives le quitter rapidement. « Je meurs, ô Chédi bien-aimée. Reçois mes pensées, reçois mon cœur, prends soin de notre fils. Aie de bonnes pensées pour les dieux pour qu’ils en aient pour moi. Sache que tu étais pour moi… »

        Les combats acharnés durèrent des heures, une journée, deux journées. Chaque camp revendiqua la victoire. Les jours passèrent, les armées retournèrent dans leurs contrées respectives. Chargés de faire le bilan des âmes perdues, les dieux de la mort tinrent un conciliabule sur le champ de bataille où les charognards avaient entrepris leur tâche de nettoyage.

                – Il me manque un mort, tonna Thot, le dieu des scribes, il me manque un mort ! Les comptes n’y sont pas !

        Au moment où les fonctions vitales de Rham étaient sur le point de s’éteindre à tout jamais, un flux intense d’énergie émise par une étoile mourante au fond de la galaxie frappa l’emplacement même de son corps avec un flux d’énergie noire dont la nature ne serait comprise par les humains que plusieurs millénaires plus tard. Ce flux fossilisa jusque dans leurs plus infimes replis le temps et l’espace dans Rham, les congelant en un hologRham contenant l’intégralité de l’information du moment. L’intensité de ce flux était telle qu’elle transporta avec elle l’hologRham sous la surface du sol, sous les gémissements et plaintes des soldats, puis traversa la Terre d’est en ouest. Se détachant du flux d’énergie qui continua sa trajectoire vive vers les confins du cosmos, l’hologRham, telle une goutte arrachée d’une masse d’eau dévalant une chute, s’échoua sur le flanc d’une grande montagne des Andes. Il y subsista pendant plus de trois millénaires, dans un microvortex spatio-temporel dont la fragile stabilité fut rompue par le passage d’une expédition d’alpinistes allemands en 1960. Cette boule de vie figée et concentrée monta dans l’atmosphère. Au gré des courants de haute altitude, elle fit lentement plusieurs fois le tour de la Terre, pour, dix ans plus tard, entrer par la fenêtre ouverte d’une chambre d’un hôpital de Val-d’Or au moment même où Blanche-Maria Jolicoeur accouchait. Elle mourut en couche avec un sourire de béatitude qui laissa perplexe le personnel médical. Le nouveau-né, René, étant pétant de santé.

        Les années passèrent. Jolicoeur grandit orphelin, abandonné à deux ans par son père qui partit à Vancouver vivre son addiction à l’héroïne pour mourir d’une surdose quelques années plus tard. Jolicoeur étudia le droit. Ayant sciemment fait le choix professionnel de racheter un peu la vie de son géniteur, il travailla pendant des années pour l’Aide juridique à défendre les petits voyous sans envergure, les paumés, les éclopés de la vie, ceux qui retombaient toujours dans les méandres des tristes attracteurs de la misère. Toutefois, au fil des ans, malgré ses grandes déclarations de solidarité et ses élans d’empathie, il sentait se creuser un écart avec cette strate de l’humanité. Sa vie professionnelle ne le comblait plus. Il tenta à maintes reprises de quitter l’Aide juridique pour un poste dans un grand cabinet d’avocats de Montréal. En vain. Chaque fois, il échouait de peu aux examens.

        Ses insuccès n’aidèrent pas sa relation avec Lyne, une vétérinaire qui s’était donné pour mission de vie de sauver les chiens délaissés, en particulier les pékinois, pour lesquels elle avait une affection inusitée. Entre un mari défaitiste et veule (dans les mots de Lyne) et un appel reçu à deux heures du matin pour sauver un pauvre petit pékinois abandonné sur le boulevard de l’Acadie au nord de la ville, elle préférait, de loin, le pékinois. Le jour des trente ans de Jolicoeur, Lyne le quitta. Ils ne se revirent plus.

        Ses relations épisodiques prenaient toujours fin sur le constat mutuel d’un manque de convergence. On finissait par lui dire quelque chose du genre : « Tu cherches trop, René. Je ne sais pas ce que tu cherches, mais tu cherches, tu cherches, ça consume ta pensée, ton cœur. Je suis là, devant toi, mais tu ne me vois pas. Je ne suis plus capable. Adieu. » Pour ça, oui, il cherchait, il cherchait et ne savait pas quoi. D’aussi longtemps qu’il se rappelait, il traînait en lui le sentiment diffus et tenace d’être inadapté. Une inadaptation à quoi, à qui, il ne le savait pas ?

        Au travail, il avait perdu de son efficacité. On lui confiait moins de mandats au tribunal et plus de paperasserie administrative au bureau. À l’approche de la quarantaine, l’avenir ne semblait plus rien vouloir lui offrir. Il décida alors de démissionner pour accepter un poste de traducteur juridique dans un cabinet, un de ceux justement où il n’avait pu entrer à titre d’avocat pratiquant. Mais il y entrait, bien que ce fut par la porte arrière. Il faisait son travail, qu’il appelait une « p’tite job de scribe », avec l’enthousiasme d’un koala déprimé.

        Un vendredi soir, accoudé seul à un bar de la rue Crescent devant un whiskey auquel il ne touchait même pas, il était totalement détaché de l’ambiance festive et insouciante autour de lui. Il rabâchait le même mouron depuis des semaines. « Oui, Lyne avait bien raison : je suis défaitiste, veule. » Il marmonnait à voix basse, bien enfoncé sous le bruit ambiant. Le barman fronçait les sourcils. Manifestement, il venait de présenter un énième whiskey à un looser. Des loosers, il en avait déjà assez dans son établissement.

        Une fille mit la main sur l’épaule de Jolicoeur. Il se retourna. Hyper maquillée, lourdement perruquée, parfum manifestement acheté au litre chez Dollarama, elle se pencha à l’oreille de Jolicoeur et lui susurra quelques mots. Jolicoeur fit non de la tête. La fille et le barman échangèrent un regard puis celui-ci haussa les épaules. Jolicoeur savait que l’endroit était un meat market, une place à drague bon marché. Il s’en foutait totalement. Il prit une gorgée de whiskey, fit lentement tourner le liquide dans sa bouche puis cala le reste du verre et sortit. Il alluma une cigarette et demeura un temps sur le trottoir, un peu bousculé par la cohue qui avait éclos sur les trottoirs par une si une belle soirée. Il avait chaud, il était temps de rentrer. Il avait à peine fait quelques mètres quand il entendit des pas précipités derrière lui. C’était la fille.

                –Hé, hé, attends. J’te connais, toé. T’es pas avocat  ?

                –Heu… oui… Comment tu sais ?

                –T’as défendu mon frère, il y a quatre ans. Jimmy a eu seulement trois mois de tôle. Grâce à toé. Sinon, c’était trois ans, quatre ans, fiou, comme ça !

        Il se rappela le dossier Jimmy, un petit pusher mal embouché. Il ne pouvait pas dire deux mots sans ajouter « t’sé, fuck, man ». Les deux marchèrent un peu. Elle avait manifestement le goût de parler. Elle lui dit son nom. Louise Vadeboncoeur. Jolicoeur en eut le souffle coupé.

                –C’est ton vrai nom, ça ?

                –Ben, oui. Moé, j’ai rien à cacher, j’suis pas avocate.

                –Moi, c’est René Jolicoeur.

        Elle stoppa net et le regarda avec de grands yeux étonnés. « Ben ça, ben ça… ». Elle rit en battant rapidement des cils, dont la longueur excessive donnait l’impression que des colibris voletaient devant son visage. Il lui proposa un verre, un café, un thé, un jus, un verre d’eau, un drink quoi.

        C’est devant une tisane qu’elle lui raconta sa vie, une variante banale de ce qu’il avait entendu maintes fois de la bouche de ses clients pendant une quinzaine d’années. Elle travaillait en indépendante, sans proxénète. D’habitude, elle ne faisait pas les bars, car elle recevait dans son studio, où elle avait ses clients réguliers. Mais parfois, ça lui prenait, cette envie de se colleter à une foule compacte, à un grouillement humide, comme ce soir-là.

                –À ton tour. T’es qui ?

        Il lui raconta sa vie, ses longues années d’orphelin en Abitibi, dans une maison collée aux vastes forêts de conifères peuplées de moustiques l’été, de fantômes l’hiver, des déserts d’épinettes menant à la baie James, à la baie d’Hudson, au bout du monde. Il lui raconta qu’il avait l’impression de n’être jamais au bon endroit au bon moment. Puis, sa récente réorientation de carrière. « Pas folichon, mais bon, ça paye le tofu et ces autres trucs bio ».

                –Toi, t’es dans ta tête tout le temps, hein ? Il fait bon ce soir, t’as pas le goût de marcher un peu ?

        Ils atteignirent la rue Sherbrooke. Devant le Musée des Beaux–Arts, une immense banderole annonçait la tenue prochaine d’une exposition sur Ramsès II et son époque. Ils passèrent devant un hôtel.

                –Hey, on fais-tu comme si t’es mon chum, pis-moé pis toé, ta blonde, pour une nuit ?

                –Écoute, ça ne m’intéresse pas.

                –Wô, les nerfs… J’te prends pas comme client, j’te prends comme copain d’un soir. Pis on paie la chambre moitié-moitié, fair ? Allez, mon gros, dis oui. Oh, regarde, la lune qui sort des nuages. Quand j’étais p’tite, je capotais sur la lune.

        Elle lui avait pris la main. Main menue de Louise dans la grosse main pataude de René. Dix minutes plus tard, ils entraient dans la chambre. Il s’assit sur le rebord du lit, elle dans le fauteuil deux mètres devant. Elle souriait gentiment de sa gêne à lui. Il finit par se secouer un peu.

                –Tu sais quel est le deuxième plus vieux métier du monde ? Les traducteurs, pour traduire les négociations de tarifs entre les filles et les clients.

                –Macho de mon cul ! dit Louise en se levant.

        Elle dégrafa sa jupe en oscillant le bassin pour la faire tomber sur le tapis. Elle continua de se déshabiller avec une petite moue provocante. « J’ai déjà été danseuse », dit-elle. Elle virevolta sur elle-même, ballerine de quatre sous.

                –Tu vois, j’ai pas d’tatous.

        Il remarqua des lacérations au bas du dos.

                –C’est quoi ça ?

                –Oh, j’suis tombé sur un type, un jour… Ah, laisse faire, j’veux pas gâcher mon petit moment.

        Ils firent l’amour sans presse, avec une tendresse qui les surprit tous deux. Il s’étonnait de la chaleur de son corps, elle s’étonnait de la douceur de sa peau. « Les gars de ton type, d’habitude, ils ont la peau rêche. » Ils se caressèrent longuement le visage. Ni l’un ni l’autre ne s’était attendu à se retrouver dans cette situation, dans cette intimité simple et immédiate qui échappe à certains couples leur vie durant. Ils étaient hors zone, au-delà de leurs frontières respectives à l’intérieur desquelles même si les choses sont bancales, on sait au moins de quoi il en retourne. Elle parla longuement de la lune, de ses phases qui correspondaient à ses humeurs, des lunes bleues, des lunes de sang.

        « J’connais pas grand-chose, mais la lune, j’connais… » Puis elle s’endormit. Il continua à l’observer. Son souffle était régulier, son visage éclairé par le rai de lumière des phares d’une grue sur un chantier face à l’hôtel. Elle avait des traits encore enfantins derrière le lourd appareil du maquillage. Grain de beauté entre les seins, cicatrice au-dessus de l’œil gauche, mâchoire volontaire, petit nez busqué. Il tenta d’imaginer ce qu’avait été sa vie. Il finit par s’endormir.

        La lune ne cessait de jouer avec les nuages et un vent venu de la mer pénétrait loin dans les terres, tempérant la chaleur des derniers jours. Il était fourbu, ayant dû remplacer au pied levé un collègue malade pour comptabiliser les moissons de l’autre côté du fleuve. Sa femme l’attendait avec un repas frugal de dattes, de mouton séché, d’oignons. Pendant qu’il mangeait, elle lui lava le corps. Elle s’était faite belle, elle sentait la rose. Elle était en désir, lui était fatigué. Il ne voulait que dormir. Elle insista, il se leva. Il s’approcha d’elle et la regarda longuement. Elle lui prit la main et la déposa sur son ventre. « Il s’en vient, l’enfant voulu. Les dieux ont entendu nos prières. Ils les ont exaucées. » La joie du jeune scribe annihila sa fatigue. Il saisit à bras le corps Chédi et l’amena à l’étage sur leur couche, dans la chambre dont la fenêtre étroite en hauteur laissait passer la lumière vive de la lune pleine, enfin débarrassée des nuages. Le vent du nord aussi s’y engouffrait. Je sens la mer, lui dit-il. Où est la mer ? demanda-t-elle. Au-delà des pyramides, à l’autre bout du monde, oui, à l’autre bout du monde. Il hésita un instant. Y a-t-il réellement un bout du monde ?, se demanda-t-il. Il secoua la tête. « Je pense trop. » Il se pencha vers elle. Elle le regardait, aimante. Il lui caressa lentement le visage – sa cicatrice au-dessus de l’œil, sa mâchoire volontaire, son nez aquilin… Elle était belle. Au moment où, pleine de désir, elle l’attirait à elle, quelqu’un lui tapa sur l’épaule. C’était le barman de la rue Crescent. « Hé, on ferme l’ami. »

        Quand il se réveilla, Louise était partie. Elle avait laissé un petit mot sur la cafetière.

        « Mersi. T’a été jentil. »

        Il tenta de la retrouver. Le lendemain soir, il retourna au bar et interrogea le barman. « T’es de la police ? » Il lui raconta son histoire avec Louise. « Elle t’a donné son vrai nom ? Ça c’est curieux. D’habitude, elles s’appellent toutes Kathy ou Cynthia. Elles n’en disent pas plus. Elle, je l’ai vue seulement deux ou trois fois. Discrète, malgré son parfum cheap. Désolé, j’peux pas t’aider, mon chum. » Il tenta de la retracer sur les sites spécialisés de l’Internet. Il fut bien étonné de voir l’ampleur de l’offre de services intimes, escortes et autres, avec, de fait, une pléthore de Kathy, Cynthia, Charlène. Les nuits suivantes, il fit le même rêve. Il se réveillait chaque fois avec l’espoir idiot de la voir dormir à ses côtés. Le soir, il retournait au bar. « Attention, tu vas finir comme lui, dit le barman en désignant un quinqua attablé seul au fond du bar. Ça fait trois ans qu’il attend. Une fille d’une nuit dont il est devenu amoureux fou. Il vient deux ou trois fois par semaine, toujours gin soda. Il scrute, il observe, il dévisage. Triste et pathétique. » Jolicoeur continua ce manège pendant deux semaines puis cessa de fréquenter le bar. Ses rêves continuèrent, quoique moins fréquents et intenses. Néanmoins, un curieux sentiment de déjà-vu l’habitait. Il pensa moins à Louise. Mais aux moments les plus incongrus – devant un guichet bancaire, devant le rayon des poissons ou en train d’essayer une nouvelle paire de chaussures – sa gentillesse lui revenait. Une gentillesse simple, réelle.

        Deux mois plus tard, il alla au Musée avec Mary, une jeune collègue passionnée par l’Antiquité. L’exposition sur Ramsès était un succès. Les visiteurs se massaient devant les bustes, les stèles, les fragments de bas-reliefs, ou devant la momie véritable d’une princesse protégée des parfums, des aérosols et de l’air expiré des visiteurs par une cage en verre à atmosphère contrôlée. La section sur les arts attirait Mary, notamment la sous-section traitant de l’érotisme chez les Égyptiens, alors que celle sur la guerre intéressait Jolicoeur. Ils convinrent de se retrouver à la sortie une heure plus tard. La bataille de Qadesh était bien sûr à l’honneur dans la section guerrière de l’exposition. Il eut un choc dès qu’il franchit l’entrée donnant, à la droite, sur une reproduction de la tente de Ramsès et des généraux. À la gauche, une reproduction grandeur nature de deux chars, l’un égyptien, léger et richement décoré, l’autre hittite, lourd et fait pour écraser. Tout cela était… tellement familier. Il avançait parmi les pièces d’exposition dans un état d’extrême confusion. Le sentiment de déjà-vu qui l’habitait depuis sa nuit avec Louise était revenu, intense. Stupéfait, il cessa de marcher et demeura là figé, planté parmi le flux des visiteurs. Une gardienne du Musée dut par trois fois lui demander de circuler. Il n’avait jamais vraiment lu sur l’Égypte ancienne, seul le Moyen-Âge ayant suscité chez lui un intérêt timide pour l’histoire. Il déambula ainsi dans un état quasi hypnotique entre les différentes aires d’exposition. Ici, les tactiques, les grandes victoires. Là, les mauvaises décisions, les défaites pénibles. Plus loin, les armes des soldats – lances, javelots, khépesh, arcs, boucliers, épées dans toutes leurs déclinaisons. Il revint aux chars en début d’exposition. Fermant les yeux, il tenta de les imaginer tirés par des chevaux. Le silence se fit dans sa tête. Un silence curieux. Il méditait chaque jour depuis un certain temps et parvenait sans problème à faire le vide mental. Mais ce silence était d’une autre nature. Toutes ses pensées habituelles avaient été aspirées hors de son cerveau, remplacées par des nouvelles, improbables, qui n’étaient pas les siennes. Il était dans la bataille, il la voyait, il la vivait par des yeux qui n’étaient pas les siens.

        C’était ceux du jeune scribe.

                –René, René, ça va ?

        Mary lui tenait l’épaule. Il était agenouillé, scié de douleur. Sa tête voulait exploser et son ventre semblait déchiré. Les visiteurs s’écartèrent en murmurant. L’agente de sécurité qui l’avait rabroué plus tôt accourra, walkie-talkie à la main. « OK, OK, il se relève. Ouais, un bizarre, ce type, je l’observe depuis un temps. OK, il s’en va avec sa copine. »

        Il s’appuya sur Mary, s’arrêtant aux cinq mètres pour reprendre son souffle. Une violente migraine l’empêcha de prendre le volant. Mary l’amena chez lui et dut l’aider à monter les escaliers. Au moment où il la remerciait, les genoux cédèrent de nouveau. Il était plié par la douleur. Malgré son refus, elle prit sur elle de l’amener à l’urgence où on diagnostiqua une déchirure musculaire aux abdominaux. Rien de catastrophique, juste de quoi rendre pénibles et douloureux tous les petits gestes usuels. Le médecin lui prescrit quelques jours de repos forcé qui l’obligèrent à annuler un voyage de pêche dans le nord avec des copains. Mary le ramena chez lui et l’installa sur le sofa du salon. Elle ne put s’empêcher de constater l’état des lieux. « Dieu que ça sent le vieux célibataire… »

        C’est avec réticence qu’il la vit s’amener, le samedi matin suivant, avec du matériel de nettoyage et son sourire inébranlable. Il tenta bien de l’aider, mais devait s’assoir toutes les cinq minutes à cause des douleurs. Il dut se résoudre à passer le week-end à regarder les sports à la télé et à lire sur l’Égypte. Mary lui avait apporté une pile de bouquins de la bibliothèque. Il resta longtemps songeur devant une photographie de la célèbre statue du Scribe accroupi. Il se rappela qu’elle était à l’exposition. Il n’avait pas eu l’occasion de la voir en raison de l’incident Qadesh. L’exposition venait de se terminer. La rarissime statue avait été renvoyée au Louvre. Il sut gré à Mary de ne pas avoir trop vouloir en faire, tant dans le nettoyage de son appartement que dans les soins à lui prodiguer. Cet événement les rapprocha. Malgré leur différence d’âge – une quinzaine d’années –, il entama une relation avec Mary, qui l’accepta avec ses questionnements, ses absences. Il n’y avait pas nécessairement un grand faisceau de connivences entre les deux ni de passion qui aurait pu agrémenter les nuits de pluie. Il y avait tout simplement une facilité à vivre, surtout de la part de Mary, peu demandante. « Sois-moi fidèle, fais-moi l’amour souvent, c’est tout. » Oui, bien sûr, même si de temps à autre, il passait au bar de la rue Crescent. Juste au cas où.

        Les mois s’égrenèrent, puis une, et deux années. Ils emménagèrent ensemble. Il ne tentait plus de retrouver Louise. Ses rêves s’étaient estompés jusqu’à disparaître. Mary quitta son poste pour reprendre ses études en biochimie. Un héritage venait de lui permettre de poursuivre son rêve. Jolicoeur déclina une invitation à postuler pour une job d’avocat au sein de son cabinet pour enfin y entrer par la grande porte. Il avait changé d’idée au sujet de son métier. Pour la première fois de sa vie, il éprouvait un contentement simple, dépourvu de questionnements et d’insatisfaction. Il ne se posait plus sans fin ces questions dont il pressentait l’absence de réponses. Il pensait souvent au scribe accroupi. Il se murmurait alors en aparté : « Salut, le collègue. Oui, il y a des familles, celle des musiciens, des soldats, des prostituées, des bourreaux. Nous, nous faisons partie de celle des scribes… » Quelque chose avait décrispé chez lui. Il s’était mis aux danses latines avec Mary. Le passage des heures était devenu plus supportable. Puis, Mary tomba enceinte. À quarante-cinq ans, il se pensait trop vieux pour devenir père. Mary eut tôt fait de lui secouer les puces. L’idée de la paternité faisait son chemin dans son esprit. De plus, il avait acquis depuis peu la certitude d’être enfin sorti de ses circuits répétitifs et épuisants de questionnements incessants. Il se sentait un homme nouveau. Il reconnaissait à Mary le mérite d’avoir permis cette… il hésitait sur le mot… transformation, évolution, découverte de soi… Non, il ne trouvait pas le mot juste, lui qui était pourtant un spécialiste des mots. En fait, s’il avait une grande connaissance du vocabulaire juridique dans plusieurs langues, les mots qui touchaient les sentiments, la vie intérieure, l’âme, toutes ces choses, ne lui venaient pas aisément. Même dans ses pensées, ils les évitaient.

        Un soir d’automne, Mary était arrivée de l’université de bonne humeur. Ses travaux de doctorat avançaient rapidement et la soutenance de thèse serait même devancée. Ils soupèrent gaiement. Henri, deux ans, venait de découvrir le brocoli et il en raffolait.

        « Coli… coli… » disait-il en tendant les deux mains. En lavant la vaisselle, Jolicoeur aperçut son reflet dans la vitre embuée. Il ne put s’empêcher de sourire. Lorsque le petit fut couché, Mary s’installa devant son ordi pour étudier les résultats de ses essais de mutation chromosomique – elle travaillait sur les effets génotoxiques de certains pesticides. Jolicoeur sortit faire une promenade. Le quartier était calme, l’air avait cette douceur, un murmure de bienfaisance. Les passants se croisaient, se saluaient. Le ciel, qui avait été bouché toute la journée, se délesta en quelques minutes de ses nuages bas sous l’effet d’un vent d’ouest. La pleine lune prit possession du ciel. Aussi rapidement que les nuages s’étaient dissipés, le souvenir de Louise, assoupi depuis plusieurs années, remonta à sa conscience. Il en fut bouleversé. Une demi-heure auparavant, il était heureux, les choses étaient simples, et voilà que tout semblait redevenir compliqué. Quand il revint, Mary lui trouva un air étrange. Elle lui demanda ce qui se passait. « Tu sais, ma blessure du musée, j’ai l’impression qu’elle s’est rouverte. » Il ne mentait pas. Il prit Mary dans ses bras et enfouit son visage dans son épaule. Il ne voulait pas lui montrer son visage, ses larmes. « Je vais prendre la chambre d’ami, sinon tu ne dormiras pas avec mes gémissements. » Les rêves revinrent, comme il s’y attendait. Ces images intenses de nuit d’amour dans une humble mansarde dans le quartier des scribes… les bruits étouffés au loin, la peau luisante de sueur de Chédi, ses soupirs qui se fusionnaient avec le vent d’ouest en lentes spirales orgasmiques au-dessus des sables d’Égypte.

        L’automne passa, l’hiver s’installa, un froid aussi dans leur relation. Chaque fois qu’il prenait la taille de Mary au cours de salsa, il pensait à Louise ou à l’Égypte. Elle le trouvait aussi moins présent au lit. « On dirait que tu n’es pas là. Que se passe-t-il ? » Il marmonnait de vagues excuses. Les choses en restèrent là, car les travaux de Mary avaient pris un virage inattendu. Elle avait découvert un mécanisme de génotoxicité inconnu, ce qui ouvrait de nouvelles avenues à sa carrière. Cela lui demanderait beaucoup de travail. Quant à lui, il avait finalement décidé de reprendre sa carrière d’avocat. Il fallait de nouveau potasser les codes de loi, se mettre au parfum des nouvelles procédures juridiques. Un projet de deux ans. « Ne m’en veux pas, l’ami scribe, that’s life », pensa-t-il à l’intention du scribe accroupi. Dès lors, la relation entre Mary et Jolicoeur en devint davantage une d’étudiants colocataires que de couple, avec comme trait d’union un gamin approchant les quatre ans. Au fond, cela les arrangeait, chacun y trouvant son contentement. L’automne passa, l’hiver passa.

        C’était le début de mai. Il sortit du travail sur l’heure du dîner pour profiter d’une première journée chaude et ensoleillée. Il était heureux sans raison autre que de sentir la lumière du soleil sur son visage, la solidité du trottoir sous ses semelles, le fleuve fraternel des passants autour de lui, ces passants dont il ignorait tout, mais dont il sentait profondément la proximité au-delà des âges, des sexes, des histoires personnelles. Oui, ces dernières années, la vie avait enfin été bonne.

        Le téléphone sonna au fond de sa poche. Au moment même où il l’ouvrit, il y eut une explosion assourdissante à une centaine de mètres devant lui. René Jolicoeur n’eut que le temps de lever la tête. Un fragment de capot d’automobile tournoyait vivement dans l’air dans sa direction. Percuté en plein ventre, il tituba, fléchit les genoux en laissant tomber le téléphone, les mains tendues vers le ciel. Le sang coulait abondamment. « Mary, Henri, je vous aime. » Sa dernière pensée alla toutefois à Louise. « Bonne chance, où que tu sois… » Avec le dernier souffle de René Jolicoeur prit définitivement fin la bataille de Qadesh. Thot put enfin fermer les livres.

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