Revint le jour où j’ai dû gagner ma vie. Cela faisait un peu plus d’un an que j’avais claqué la porte de la librairie Garneau. J’en avais profité pour apprendre à taper à la machine, faire des exercices de grammaire et acquérir quelques notions de trucherie, vivant d’amour et de jobines. À chacun son tour quand on est deux de faire vivre les deux.
J’avais rencontré Rosette Ganon quelques mois auparavant lors d’un colloque au collège Glendon à Toronto. Après avoir traduit dans mille et un domaines depuis une vingtaine d’années, elle faisait surtout maintenant des manuels d’appareils audio et de bureau pour une multinationale coréenne. J’ai retrouvé sa carte et elle m’a mis en contact avec le chef du service de traduction marketing de Canadian Tire qui recrutait justement. J’ai composé le numéro et je me suis présenté au chef qui n’était visiblement pas d’humeur à me parler.
— On m’a dit que vous cherchez un traducteur ?
— Oui. À votre accent, je suppose que vous êtes Québécois?
— Non, en fait, je suis Franco-Ontarien.
— Monsieur, me dit-il, vous me faites perdre mon temps. Vous ne serez jamais traducteur.
Et il raccrocha.
Interloqué, j’ai rappelé Rosette au bout de quelques instants pour la remercier et lui raconter ma déconvenue. « C’est un imbécile, me dit-elle aussitôt. Laisse-moi faire un appel. » Ce qu’elle fait, et me voilà avec une entrevue avec la cheffe du service de traduction publicitaire de Canadian Tire. Le lendemain matin, je rencontre Nicky et nous discutons de théâtre pendant une vingtaine de minutes, avant le petit test obligatoire qu’elle s’excuse de m’imposer et qu’elle corrige aussitôt d’une main assez légère (« vous verrez lorsque vous travaillerez ici qu’on dit tuyau et non boyau d’arrosage »). Elle m’embauche sur le champ comme correcteur d’épreuves, « d’ici à ce que le poste soit vacant, » je l’entends dire lorsqu’elle me présente à son chef hiérarchique. Not yet avait-elle répondu au regard interrogateur de son chef. Le titulaire du poste que j’allais occuper, un fumeur invétéré, vivait ses derniers jours à l’hôpital.
Je suis donc diplômé de l’école de Nicky Muir et école ce fût, où pour la première fois, tout devait avoir un nom en français, une roue de tondeuse, par exemple, s’appelle un bandage et non une roue lorsqu’il n’y a pas de pneu et des boyaux, c’est ce que t’as dans le ventre. Il fallait être concis, exact et imaginatif. Nous étions cinq et on travaillait sur de belles IBM Selectric à ruban correcteur qui ronronnaient comme des chats. Des équipes de typographes, de dessinateurs, de pisseurs de copie, de maquettistes, de photocompositrices et de correctrices façonnaient des catalogues et des circulaires. On nous donnait le texte anglais qu’il fallait taper sur du papier à lignes verticales à cinq caractères d’intervalle. Je traduisais les bouts de phrase alambiqués parsemés autour des illustrations. La traduction devait s’insérer dans l’espace désigné 3×17 par exemple, ce qui voulait dire 3 lignes de 17 caractères. On pouvait tricher un peu si on avait beaucoup de i et de l et de f et peu de m et de w dans une ligne, mais il ne fallait pas dépasser.
On me confia assez rapidement après les funérailles une page à traduire du rayon de peinture sur les bombes aérosol. 1×42, Quick & Easy Paint Jobs. Comme il m’arrive souvent lorsque je cherche l’éclair de génie, je me suis retrouvé au petit coin avec un urgent besoin de réflexion. De retour à mon bureau, l’éclair avait frappé et j’ai tapé « Pscht… pscht… et c’est peint ». Je me souviens encore du plaisir qu’avait Nicky à le répéter. Cinq années après mon abandon de Cinésources, j’avais trouvé ma vocation et j’allais pouvoir vivre de ma plume.
…
Pourquoi je vous raconte ça? Et bien parce qu’une des affaires dont il paraît qu’il faut parler un petit peu ici au Petit Parc, c’est de Cinésources et de La Pulpe et de la Sainte-Famille, de toutes ces choses perdues dans les cendres de la rue Dalhousie. Aujourd’hui, pas facile de remonter à cette époque où nous étions animés par une furie de faire survivre notre petite galère qui tanguait tant bien que mal au fil des jours. Surtout, qu’au Petit Parc, le récit va forcément être en pièces détachées, des morceaux de puzzle qu’il faudra démêler. Je ne suis pas sûr sûr de bien me souvenir de ces journées ni si ce que je raconte fait partie ou non de l’histoire de Cinésources. L’autre jour, quand j’ai revu le grand manitou, il m’a parlé d’une personne que je n’ai aucun souvenir d’avoir été. À cette nouvelle croisée des voies qu’est le Petit Parc, sera-t-elle au rendez-vous ?
La «personne que tu n’as aucun souvenir d’avoir été» n’a pas raté son rendez-vous. C’est l’évidence même. J’ai déjà hâte au prochain! Tu sais que pendant longtemps, Canadian Tire était ma référence pour la traduction des noms de machins de toutes sortes? Et je ne savais pas que tu y étais pour quelque chose.
Enfin, moi je cherchais surtout à acquérir le vocabulaire. Nicky nous répétait sans cesse que le catalogue servait de dictionnaire de facto au Québec et qu’il faisait autorité lorsqu’il était question des noms des objets et qu’il fallait faire preuve de rigueur et de logique. J’ai eu la chance d’avoir travaillé à ce catalogue pendant les dernières années où il y avait des maquettistes et des typographes sur place, d’avoir connu l’époque avant l’éditique.