Quand il est entré dans l’antre de Cinésources, le jeune monsieur en complet avec sa petite valise avait l’air étonné. Étonné et amusé. Sans doute que la toilette illuminée devant le foyer y était pour quelque chose. Il était l’émissaire du directeur de la Communauté régionale de l’Outaouais (CRO) et cherchait une firme pour faire l’inventaire visuel de la CRO avant les grands changements. Il avait sûrement cogné à d’autres portes auparavant, mais son directeur voulait un regard jeune et frais sur la CRO. (Je n’ai pas demandé comment il avait entendu parler de nous, mais je soupçonne que le père de Manu, qui sera un précieux conseiller pendant des décennies, avait travaillé dans les coulisses.)
Toujours est-il que nous avons obtenu le contrat et nous avons mis la machine en branle. On était plusieurs à savoir utiliser un appareil photo — sans être photographes — et on a tous été recrutés. Notre point d’appui, le seul photographe parmi nous, était notre ami Mon Oncle F4, André Kouri.
On a construit quatre grandes tables lumineuses inclinées pour trier les diapositives. La CRO nous avait fourni une très grande carte murale en pièces détachées que nous avons assemblé sur un pan de mur devant les tables lumineuses. Elle était précise au mètre près. La géolocalisation, comme on la connaît maintenant, n’était pas accessible à l’époque. On a donc numéroté tous les carreaux de la carte comme référence.
Les rouleaux de diapositives étaient développés à Montréal dans un laboratoire que nos collègues de Novalis nous avaient recommandé. Nos rouleaux de diapos étaient acheminés en bloc et quand ils revenaient chacun s’installait sur son coin de table lumineuse pour les trier et les coder : la date, le numéro du rouleau, le numéro de carreau d’où la photo avait été prise, le sujet principal et la direction de la prise de vue.
Le carreau qui revenait le plus souvent au début était le 981, là où la première phase de la Place du Portage était en train d’être érigée. André Red Henrie y était même monté, à son corps défendant, grâce à l’accompagnement d’un ami soudeur de son patelin. Pour célébrer les débuts de l’aventure, il fut décidé d’aller à la Régie des alcools de l’Ontario, alors un simple comptoir, et de commander aveuglément la bouteille numéro 981. Au grand soulagement de tous, il s’agissait d’un 40 oz de rhum Kon-Tiki, qui est devenu le cocktail officiel des fins de semaine.
Je ne sais plus combien de photos ont été prises, mais je sais qu’on a eu des centaines d’histoires à raconter dans les années suivantes. Après plusieurs mois de photo, nous avons fièrement livré un inventaire visuel de l’Outaouais, 12 500 diapositives classées et codées.
Sauf pour F4, on était tous un peu tannés de la photo à la fin. La dernière journée, pour épuiser notre stock d’Ektachrome, on a défilé en auto dans les rues de Hull, les fenêtres baissées, en prenant des photos en rafale des trottoirs achalandés. Clic-clic, clic-clic, clic-clic…
Bien des années plus tard, j’ai rencontré une jeune femme qui se moquait de son emploi précédent à la CRO. Pour illustrer sa frustration, elle racontait avoir trouvé des caisses de diapositives de la région totalement inutiles parce que non identifiables..
— Et la carte… ?
— Quelle carte ?
Félix chantait : « Aujourd’hui quand je vois une fontaine ou une fille, je fais un grand détour ou bien je me ferme les yeux…». Moi je me dis clic-clic, puis je passe à autre chose.
La photo d’en-tête est un rejet que je n’ai pu jeté. Red s’était pris en photo dans la vitrine du magasin Achbar, rue Principale à Hull. On est au début des années 70.
12 réponses
Le carré 981, c’est l’endroit où j’ai grandi avant notre déménagement alors que j’avais 5 ou 6 ans. C’était vers 1966. J’aurais aimé voir les photos. À l’époque de la construction de Place du Portage, vers 1970, j’allais à l’école secondaire Sainte-Marie, tout près. Je me souviens des ruines fumantes de l’église Notre-Dame et de l’hôtel de ville.
La documentation unique que représentaient ces photos, elle est perdue ? C’est le genre d’histoire qui me ferait sortir de mes gonds.
Les diapos sont certainement quelque part, mais où? La CRO a plié bagage il y a longtemps. Faudrait les retrouver vite. Il ne reste que quelques survivants…
Le CRAO (Centre d’archives régional de l’Outaouais) serait ravi de récupérer les diapositives, si ce n’est déjà fait. Je vais me renseigner.
Red, c’est celui qui apparaît dans le miroir au fond du magasin ou le passant dont on voit le reflet dans la vitrine ?
Merci de chercher, Henri. Oui, Red est dans le miroir, derrière la caméra. Le passant est un beau hasard. C’est à cause de lui que j’ai gardé la photo.
Selon Raymond Ouimet, historien, il semblerait que les photos se soient retrouvées aux archives municipales. Même si la carte est perdue, ce qui n’est pas sûr, c’est une mine d’information. Je m’étonne que ces photos ne soient pas utilisées et diffusées dans des documents (rapports, promotion, documents historiques, etc.).
Je vais tâcher de tâter le terrain du côté des archives munificentes…, pardon, municipales,
Le directeur du CRO à l’époque, un certain M. Ploegaert, je crois, nous avait demandé à la fin d’assembler un diaporama avec musique pour présenter à son conseil. Quand on lui a présenté, son commentaire a été: Pourquoi avez-vous choisi d’être nostalgiques? Je ne crois pas qu’on avait choisi de l’être. C’était plus fort que nous, après avoir sillonné la région. Ceci dit, il ne faut pas s’attendre à voir des photos extraordinaires. Au contraire, on cherchait à capter l’ordinaire de la vie en Outaouais. Clic-clic!
Une gentille personne des archives de la ville de Gatineau, Maison de la culture, m’a transmis ceci (rien ne se perd, mais on ne sait pas toujours où chercher) :
P011-01b
SOUS-SÉRIE SUPPORTS MULTIPLES
[197-?]-[198-?]. – 18 311 diapositives et autres documents.
Portée et contenu
Sous-série constituée de documents iconographiques représentant des lieux, des bâtiments, des activités, des
paysages et plusieurs autres sujets de la région de l’Outaouais. Ces photographies ont été prises par des employés
de la Société d’aménagement de l’Outaouais avant sa dissolution.
Source du titre composé propre
Titre basé sur le contenu de la sous-série.
Collation
Contient également 3134 photographies, 1113 négatifs, 312 planches-contact, 6 cassettes audio, 2 vidéocassettes,
2 CD-Rom, 3 acétates, 17 fiches et 1 plan.
Révisé (2022-06)
C’est très touchant, ce texte. Curieux comme le passé pas-du-tout-récent nous revient, à un certain âge…
Merci pour ce reportage dans les profondeurs antédiluviennes de Cinésources Jean-Pierre, tu as une bien meilleure mémoire que moi. Merci de m’avoir ramené ces lointains navires-souvenirs sur des rivages plus accessibles! Avec une très belle plume!
Il y en a d’autres souvenirs dans les mêmes profondeurs, Manu. Pas tous racontables, par contre. Mais comme je suis le doyen des anciens, le devoir de mémoire m’incombe. À la prochaine, peut-être.
C’est l’année que je suis arrivée, ça… l’été d’avant, c’était l’atelier à Rawdon. L’été d’après, Perth. Et Vaudreuil. Pierre Patry. Les tentes bleues sur le champs de football.
J’ai été vraiment bénie par cette incroyable aventure, mille fois plus éducative que l’école que j’ai quitté. Vous avez su nourrir ma curiosité, ma débrouillardise à chercher et trouver réponse, mon idéalisme (que certains trouvaient un peu innocent et d’autres rafraîchissant). Bref, j’ai eu une adolescence palpitante qui m’a vraiment encourager à poursuivre MON chemin et non celui qui était dicté par le gros bon sens collectif.
Sans vous, je me serais laissée avalée par le maelström de jugements, d’intimidation et de rejets que l’école secondaire m’offrait. Vous étiez mon îlot de créativité et d’amitié.
Ma gratitude est profonde.
Pourtant, ta mère avait mis tout un temps à nous pardonner, non? 🙂