Une rentrée en 1964

Une rentrée de 1964

Le garçon regardait autour de lui, comme pour la dernière fois. Sa mère lui glissa un bout de papier dans la poche de son veston.

— Perd-le pas, lui dit-elle. C’est l’adresse de l’école.

Le garçon pose dans la cuisine familiale avec ses valises

Son père patientait contre la porte. Quand tu arriveras à Ottawa, lui dit-il, descend du train pi demande à un redcap d’apporter tes valises aux taxis. Les redcaps, c’est des Noirs qui portent des chapeaux rouges. Tu lui donneras un trente sous.

Le garçon le regarda, souriant à cet homme qui pouvait tout faire. Sa mère tapotait son veston.

— Tu donneras l’adresse au chauffeur de taxi. Perd-la pas là. Le taxi va t’amener au séminaire et les prêtres vont s’occuper de toi là-bas. Ton père sera à Ottawa à la fin du mois et il ira te voir.

— Quand tu arriveras au séminaire, le père continua, tu regarderas le montant sur le meter du taxi, tu sais ce que c’est qu’un meter… le garçon savait ce qu’était un meter il en avait vu à la télé souvent dans The Naked City, naked le mot qui brûlait en lui depuis l’épisode de Perry Mason quand le témoin avoue en crescendo à Perry Mason qu’il pensait que la dame n’avait pas ouvert parce qu’elle était naked…puis tu rajouteras vingt-cinq cennes de plus pour le chauffeur.

Le garçon regarda sa mère l’embrasser et son père mettre les valises dans le coffre de la voiture. Son père aimait parler en conduisant, mais le silence de son fils le gênait. Le garçon avait peur de son père et regardait la fin de l’été filer par la fenêtre pendant que son père prodiguait ses conseils de vie. L’enfant n’entendait que l’inconnu qui l’attendait. Arrivé à la gare, un redcap avait porté les valises jusqu’au quai d’embarquement. Comme d’habitude, son père s’était arrêté pour parler avec des inconnus. Son père connaissait tout le monde, c’était à cause de ça que c’était arrivé, et qui avait fait que la belle Denise avait voulu changer de pupitre le lendemain en se tenant le nez. Il était toujours en train de parler à quelqu’un pensait l’enfant qui faisait le grand entre ses deux valises. Lorsque le train arriva, le père monta dans le train pour y installer ce fils qui avait soufflé ses 12 bougies au début de l’été. Comme la famille prévoyait déménager prochainement à Ottawa, on avait décidé que le deuxième file irait au Petit Séminaire où si la chance continuait à sourire à la famille, on en ferait un prêtre.

— T’as ta passe? le père demanda au garçon qui avait enlevé son paletot. Le garçon sortit son portefeuille et montra le billet à son père.

— Tu la donneras au conducteur quand il passera. Il va te remettre cette copie-là, dit-il en montrant le carbone. Perd-la pas. C’est ton billet de retour quand tu reviendras à Noël. Son père l’embrassa. On siège à la fin du mois. J’irai te voir quand je serai à Ottawa.

Le conducteur remontait le wagon lorsqu’il reconnut le père.

— Ah ben, on m’a pas dit que vous voyagiez aujourd’hui? lui lança-t-il se s’approchant et en tendant la main à mon père.

— Non Pas moi, pas aujourd’hui. C’est mon deuxième qui s’en va à l’école à Ottawa. C’est la première fois qu’il prend le train, répondit-il en serrant machinalement la main.

Le conducteur regarda le garçon écrasé contre la fenêtre.

— Première ride de train. T’as de la chance, c’est le Transcanadien. Il y a un wagon panoramique à deux wagons par là, dit-il en pointant vers l’arrière du train. Les toilettes sont à l’autre bout du wagon. Inquiétez-vous pas pour votre fils, monsieur le sénateur, on va en prendre bien soin. Mais là, si vous voulez pas venir avec nous, vous feriez mieux de descendre, lui dit-il en riant. Le train va partir. Le père jeta un dernier regard vers le garçon qui regardait par la fenêtre et descendit du train. Le train se mit en marche. Le garçon fit signe à son père qui le regarda s’éloigner tout en riant avec un redcap.

À huit heures en septembre il fait nuit noire à Ottawa lorsque le train entra en gare. Le garçon s’accrocha aux instructions qu’on lui avait donné et il a) demanda à un redcap de transporter ses valises au poste de taxis ; b) donna un trente-sous au redcap pour le remercier ; c) remis l’adresse de l’école au chauffeur qui embraya, baissa le levier du compteur et se mit en route. Le garçon regardait défiler les lueurs inconnues des rues, ne reconnaissait rien, n’avait vu de villes la nuit qu’à la télé dans The Naked City et celle-ci ne ressemblait pas à celle-là. Puis il n’y avait plus de lueurs et la voiture avançait dans un quartier qui ne semblait plus être dans la ville. Le chauffeur ralentit et s’arrêta devant un grand bâtiment au bas d’une côte.

This is it, dit-il en sortant de l’auto. Il retira les valises du coffre qu’il déposa devant la porte d’entrée. L’enfant regarda le compteur, sortit et régla la course. Le garçon regarda le bâtiment de long en large, pensa que le séminaire n’était pas tellement plus grand que l’école élémentaire de son village. Il ramassa ses valises et regretta aussitôt le poids de son Petit Larousse et de son Memento, et entra dans le pavillon d’accueil du séminaire. Un abbé attendait pour enregistrer les pensionnaires à leur arrivée.

— T’es un petit nouveau toi, dit-il en s’approchant du garçon. Est-ce que tes parents sont avec toi?

— Non, je suis seul, répondit le garçon en regardant l’abbé qui ouvrait un cahier.

— Ton nom?

— Joseph Laurent Bleaux

— Bleaux, t’es un des derniers à arriver, ajouta l’abbé en tournant les pages du cahier. Il regarda le garçon et sourit.

— Les autres enfants, est-ce qu’ils t’appellent Jos Bleaux des fois?

— Non, pourquoi? répondit le garçon.

— Tu verras. Ici, tout le monde finit par avoir un surnom. Puis, se ressaisissant, il orienta Joseph Laurent vers le dortoir. Tu vois la lumière là-bas?

L’abbé avait pris la plus grosse valise, fait signe au garçon de le suivre et s’était dirigé vers la porte nord-est du parloir. Le garçon avait porté l’autre valise à deux mains. L’abbé ouvrit la porte.

— Tu vois la lumière à côté de la porte là-bas, ça c’est le dortoir. C’est là que tu vas dormir. Suis le trottoir jusqu’à cette lumière et monte à l’étage. Le surveillant va te montrer où t’installer.

Le garçon regarda les trottoirs qui se perdaient dans la noirceur. Il y avait des bâtiments tout le tour de lui. Celui du milieu était même rond. Le garçon pensa que le séminaire n’allait pas être pareil avant. Au loin, les deux étages du dortoir luisaient dans la nuit.

Joseph Laurent Bleaux partit avec ses deux valises en direction du dortoir. Il s’arrêta plusieurs fois en route pour souffler. À l’arrivée, un bon samaritain monta ses valises pour lui. Le garçon gêné le remercia. Le surveillant cocha à son tour son nom dans le cahier des présences du dortoir et lui dit de le suivre.

Le dortoir était une grande salle sans cloisons que divisait une allée centrale. Des casiers recouvraient les murs. 64 lits étaient disposés en huit îlots de chaque côté d’un mur mitoyen contenant la plomberie du lavabo particulier et de la petite commode rattachés au lit. Un casier complétait l’espace de rangement du pensionnaire. Des copains racontaient déjà leurs conquêtes d’été. Des mères poules s’éternisaient à caqueter. Le dortoir bourdonnait. Le garçon écoutait à peine le surveillant débiter ses consignes.

— Les éléments et syntaxes se couchent sur cet étage à 9 heures, les gars des années Méthode, Versi et Belles Lettres couchent au rez-de-chaussée à 10 heures pour ne pas vous réveiller ici. Je vais te laisser vider tes valises. Tu les rangeras sous ton lit. Tu peux te laver les pieds quand tu veux. Y’a un horaire pour les douches. Tu peux prendre une douche n’importe quand au gymnase. Demain matin, après la messe, tu vas manger à la cafétéria puis tu vas aller à ton premier cours. Bon, installe-toi.

Le garçon rangea ses vêtements dans la commode et le casier. Il plaça ses deux dictionnaires sur la commode. Favorisé comme toujours par l’alphabet, le lit du garçon faisait partie du premier groupe à côté des bains de pieds peu utilisés. À 9 heures, le surveillant invita les derniers parents à quitter leurs fils et 20 minutes plus tard, le dortoir fut plongé en noirceur. Le garçon regarda autour de lui. Il ne connaissait personne et personne ne le connaissait. Il n’avait pas de passé ici. Personne ne savait ce qui était arrivé. Tabula rasa. La tête enchâssée entre deux commodes, Joseph Laurent ne voyait que les lueurs du clair de lune au plafond. Le surveillant lança un SILENCE pour faire taire les derniers murmures. Bientôt, des sanglots s’échappèrent près du garçon qui soupira à son tour. Je suis seul ici, personne ne me connaît, je peux être qui je veux, je peux être quelqu’un d’autre se répétait-il, en s’endormant en pensant à sa mère qui lui tapotait la poitrine.

2 réflexions au sujet de “Une rentrée en 1964”

  1. Beau texte en effet!
    Mais /Joe Bleaux (!)/, rappelle-nous donc c’était où le Petit Séminaire à Ottawa en 1964?
    Où était-ce déjà au Juvénat?
    En tout cas loin de la gare un soir d’automne?
    Et puis, son Petit Larousse et son Mémento (??) dans ses valises, il était bien équipé le petit Joe! Manuels déjà requis en Éléments, ou bien les premières richesses d’un amant des mots, /truchementeur/ en devenir (je sais, je sais.) ?
    Salutations de l’autre bout du monde. Dernier matin à Kyôto, on part à la campagne pour une nuit dans un Ryokan (auberge avec un Onsen, bains thermaux), puis Osaka avant le retour au bercail.

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