J’ai découvert L’Art de la joie en mai dernier grâce à un article dans Le Monde des livres sur la biographie de Goliarda Sapienza signée par la traductrice française des œuvres de cette autrice italienne, Nathalie Castagné. Peut-être un peu plus que les dictionnaires, je suis avide de gens de lettres de renommée nationale qui me sont inconnus, et telle était Goliarda Sapienza. Son chef-d’œuvre, L’arte della gioia, terminé en 1976 après neuf années de travail et de pauvreté, ne trouve pas preneur, sa longueur décourageant les éditeurs qui n’étaient pas réfractaires à ce portrait de femme qui ne reconnaît aucune convention de moralité ou de tradition. La traduction de Nathalie Castagné, parue en 2016 en France, avait alors connu un vif succès. L’arte della gioia est un classique moderne de la littérature italienne du XXe siècle.
Toujours est-il que je n’ai pas perdu grand temps à le commander et dans le temps de le dire, j’avais entre les mains une brique de 800 pages coiffée du visage de Goliarda Sapienza et qui commence ainsi…
« Et voyez, me voici à quatre, cinq ans traînant un bout de bois immense dans un terrain boueux. Il n’y a pas d’arbres ni de maisons autour, il n’y a que la sueur due à l’effort de traîner ce corps dur et la brûlure aiguë des paumes blessées par le bois. Je m’enfonce dans la boue jusqu’aux chevilles mais je dois tirer, je ne sais pas pourquoi, mais je dois le faire. Laissons ce premier souvenir tel qu’il est : ça ne me convient pas de faire de suppositions ou d’inventer. Je veux vous dire ce qui a été sans rien altérer. »
Roman historique à la première personne, c’est l’histoire de Modesta née en Sicile le 1er janvier 1900 et qui aura une vie peu commune. L’autrice, Goliarda Sapienza, « comédienne et écrivaine italienne, athée et anarchiste » dixit Wikipédia, a vécu de 1924 à 1996. Ce qui m’a frappé, c’est l’aspect introspectif de son regard sur la vie, ce portrait d’une prise de conscience de son ’existence et des choix de vie en conséquence. C’est aussi assez joliment écrit et traduit. C’est agréable de lire des romans bien écrits. Voici l’ouverture de la troisième partie, le chapitre 66 :
« Quiconque a connu l’aventure de doubler le cap des trente ans, sait combien il a été fatigant, âpre et excitant d’escalader la montagne qui des pentes de l’enfance monte jusqu’à la cime de la jeunesse, et combien a été rapide, comme une chute d’eau, un vol géométrique d’ailes dans la lumière, quelques instants et… hier j’avais les joues fraîches des vingt ans, aujourd’hui – en une nuit ? – les trois doigts du temps m’ont effleurée, préavis du petit espace qui reste et de la perspective finale qui attend inexorablement… Première, mensongère terreur des trente ans.
« Qu’avais-je fait ? Avais-je gaspillé mes jours ? Insuffisamment joui du soleil et de la mer ? Ce n’est que par la suite, l’âge d’or des cinquante ans, temps plein de force calomnié par les poètes et par l’état civil, ce n’est que par la suite que l’on sait combien de richesse il y a dans les oasis sereines où l’on se retrouve avec soi-même, seul. Mais cela vient plus tard. »
J’ai eu beaucoup de plaisir à vivre la vie de Modesta, assez pour vouloir relire L’Art de la joie. J’y vois plein de clins d’œil et de discussions des courants politiques et artistiques de l’Italie, mais comme le plaisir de la lecture vient de ce qu’on ne sait pas ce qui va se produire avant de le lire, je n’en veux rien dire de plus pour ne pas gâcher le vôtre.
Ah, j’admire ta ferveur de lecteur! “L’art de la joie” est un monument, un livre immense que ma soeur aînée, il y a des années, m’avait convaincue de lire. Je ne suis pas arrivée au bout, je l’avoue. J’ai abandonné l’art, la joie, Modesta et Goliarda après une centaine de pages. Ton article me donne envie de réessayer. Merci!