De fil en aiguille, je me suis retrouvé dans les Relations des Jésuites de 1611 à 1672 dans l’extraordinaire édition de Victor Lévy-Beaulieu en six volumes aux Éditions du Jour. C’est un récit de la genèse du Canada, que je lis comme s’il était d’Ursula LeGuin. C’est aussi un livre que j’entends mieux en le lisant à voix haute. Vivre seul a ses avantages.
Les Relations des Jésuites ont été rédigées avec un souci de faire connaître l’état et les événements des missions à une époque où l’intérêt pour les nouveaux continents peuplés de ce qu’on appelait à l’époque des Sauvages ou Barbares. Les coutumes et les milieux de vie de ces peuples inconnus étaient garants de succès en librairie, surtout que Les Relations devait servir au recrutement et à la collecte de fonds pour les missions.
Dans la « RELATION DE CE QUI S’EST PASSE EN LA NOUVELLE FRANCE EN L’ANNEE 1633, envoyee AU R. P. BARTH. JACQUINOT Provincial de la Compagnie de Jesus en la province de France, par le P. Paul Le Jeune de la mesme compagnie, Supérieur de la residence de Kebec », je tombe sur un passage qui décrit un phénomène bien connu des enfants aujourd’hui, mais qui devait être suffisamment rare en France à l’époque pour le signaler.
« Le 10. de Janvier le froid estoit fort violent. Je ne voy le jour la plus part de l’hyver qu’au travers des glaces : il se fait une crouste de glace sur les chassis de ma cellule ou chambrette, laquelle tombe comme une losange ou carreau de verre quand le froid se vient à relascher : C’est au travers de ce crystal que le Soleil nous communique sa lumiere. J’ai souvent trouvé de gros glaçons attachez le matin à ma couverture, formez du souffle de l’haleine ; et m’oubliant de les oster le matin, je les trouvois encore le soir : J’en ay quelquefois veu en France, mais peu souvent et bien petits, à comparaison de ceux-cy.
« Comme nous n’avons ny fontaine, ny puy, il nous faut aller tous les jours puiser de l’eau à la riviere, de laquelle nous sommes esloignez environ 200 pas : mais pour en avoir, il faut fendre la glace à grands coups de hache, et encor faut-il attendre que la mer monte, car la marée estant basse, on ne peut avoir d’eau pour l’espaisseur des glaces. Nous jettons ceste eau dans un poinçon qui n’est pas loing d’un bon feu ; et cependant il faut avoir un grand soin tous les matins de rompre la crouste de glace qui se forme dans ce vaisseau, autrement en deux nuicts tout ne seroit qu’un glaçon, le poinçon fut-il plein.
« Un de nos François ayant soif dans les bois, et voulant lescher un peu de neige qui estoit sur une hache qu’il tenoit, venant à toucher le fer, sa langue se cola et gela si promptement et si fortement, que venant à retirer soudainement la hache pour le froid qu’il sentoit, il enleva quant et quant toute la peau de sa langue.
« Tout cecy m’auroit quasi fait croire en France que ce pays est insupportable ; j’advouë qu’il y a quelques jours bien serrans et pressans, mais ils sont peu en nombre, le reste est plus que tolerable. On se roule icy sur la neige, comme en France sur l’herbe de nos prairies, pour ainsi dire, ce n’est pas qu’elle soit aussi froide comme elle est blanche, mais les jours sont beaux, le Soleil plus chaud qu’en plusieurs endroicts de France; nous sommes, dit on, dans le mesme parallelle que la Rochelle ; la moindre action qu’on fait la pluspart du temps bannit la rigueur du froid.
« Combien de fois trouvant quelque colline ou montagne à descendre, me suis-je laissé rouler à bas sur la neige, sans en recevoir autre incommodité, sinon de changer pour un peu de temps mon habit noir en un habit blanc, et encore cela se fait-il en riant ; car si on ne se soustient bien assis sur ses raquettes, on se blanchit aussi bien la teste, que les pieds. »


