On est toujours le migrant de quelqu’un.
– Donc, ce sera un cappuccino pas trop mousseux, un thé chai et un panini italien. Ce ne sera pas long.
Anne travaille dans un café pour payer ses études. C’est un lundi soir de mai, pluvieux et froid. Elle regarde la table où Frankie a l’habitude de s’asseoir, mais Frankie ne vient plus depuis trois semaines. Elle s’est prise d’affection pour ce type dans la cinquantaine qui, chaque fin d’après-midi depuis près d’un an, du lundi au vendredi, vient prendre un café et faire des mots croisés, arrivant toujours à la même heure, dix-sept heures trente, repartant chaque fois à dix-huit heures vingt-huit, comme si ses heures n’avaient que cinquante-huit minutes en elles. Grand, mince, chauve hormis une légère couronne de cheveux épars, les lunettes toujours en équilibre précaire sur le bout du nez … Anne le voit bien. Une plaie ambulante.
Soirée tranquille. Le dernier client vient de partir. Le café ferme dans quelques minutes. Elle observe les grandes rigoles de pluie réverbérer sur les vitres en multiples fragments de couleurs la lumière projetée par les feux de circulation et les phares des autos. Quand elle était petite, elle pouvait se perdre des après-midis complets dans la contemplation des vitres battues par la pluie, le verre faisant office de gardien magique, de miroir protecteur entre l’ici et le là. Anne aimait toujours être de ce côté-ci du miroir. Le là, l’autre côté, l’attirait et l’effrayait à la fois. Tout ce fleuve d’eau qui pourrait l’emmener loin d’elle-même. Je ne suis pas Alice, se disait-elle. Elle se savait craintive et en même temps détestait être ainsi plombée et retenue au piquet de l’immobilisme par des craintes irrationnelles. Elle s’apprête à verrouiller la porte quand une forme surgit de la pluie. C’est un messager UPS.
– Anne Dubreuil ?
– Oui, mais le café est fermé. Trop tard pour les livraisons, revenez demain.
– Livraison spéciale. Pas pour le café, pour vous.
Il lui tend son pad électronique. Elle est surprise. Elle signe tout de même. Le messager lui remet une grande enveloppe plastifiée. Elle verrouille la porte, ferme les lumières de la section avant du café et s’installe à une table à l’arrière devant un thé vert. Aucune indication sur l’enveloppe, qui en contient deux autres en papier brun. Frankie. Ça sent son eau de Cologne. Une enveloppe porte un autocollant. « À lire en premier ».
Ma chère Anne, excusez-moi de m’introduire dans votre vie. Permettez-moi de me présenter.
Vous me connaissez sous le nom de Frankie et vous savez plus que quiconque comment j’aime mon latte. Je pense aussi vous avoir dit mon nom au complet. François Larivière.
En fait, mon nom véritable est Franciszek Rzeka. J’avais huit ans quand mes parents, ma sœur et moi sommes arrivés en Belgique en provenance de Cracovie. Mes parents ont rapidement francisé nos noms. On se faisait constamment traiter de sales polacks, même si mes parents avaient soigneusement évité les zones où les autres immigrés polonais se concentraient. C’était la marotte de mon père : éviter les ghettos d’immigrants. Ma mère ne s’est jamais faite à notre nouvelle vie en Belgique. Pourtant, mes parents travaillaient tous les deux et on avait un bon niveau de vie. Elle est devenue dépressive chronique. Les médicaments, les nombreuses séances chez le psy – rien ne l’aidait, elle était réfractaire à tout. Ma sœur et moi nous sommes rapidement intégrés. Ma sœur a fait langues et génie à l’université et est partie pour l’Australie en stage. Elle y a trouvé un mari et un continent et ne revenait que rarement, à peu près aux deux ans. Les racines, les origines, ce n’était pas son fort, et, à chaque retour, elle avait hâte de retourner dans sa nouvelle patrie. Moi, j’ai oscillé entre économie et sciences po, puis j’ai opté pour la première. Dès l’obtention de mon diplôme, j’ai postulé à l’Union européenne, et c’est ainsi que je me suis retrouvé fonctionnaire à vingt-trois ans au sein d’une équipe mandatée pour établir des normes de qualité pour les bananes. Comme vous le savez bien, chère Anne, les bananes que vous achetez au supermarché ou ailleurs, qu’elles soient bio ou pas, équitables ou non, sont assujetties à des normes strictes de qualité, de calibre, de longueur, et alouette ! Les normes varient d’un pays à l’autre, mais aucune banane n’y échappe. À l’époque, il s’agissait pour l’Europe d’établir des normes pour contrer les importations de bananes en provenance de l’Amérique latine. On voulait aussi discipliner les grandes multinationales. Bref, un dossier administratif absolument pas sexy, d’une platitude colossale, mais j’étais jeune, frais et profondément européen. Donc, sus aux Américains et à leurs bananes. Bien sûr, la directive que nous avons pondue a été ridiculisée, mais bon, il fallait bien établir la longueur minimale du fruit, normaliser son calibre, éviter la courbure anormale des doigts dans les régimes et tutti quanti, le but ultime étant de pouvoir gérer les importations sur une base objective autant que possible.
Je vivais encore chez mes parents. La dépression de ma mère était intense et m’a affecté. Elle était une béance. En gravitant autour d’elle, je perdais mon énergie, je m’éteignais. J’ai lu récemment que c’est comme ça que les étoiles dont la trajectoire mène trop près des trous noirs se font bouffer par ceux-ci. Ma mère et moi, on faisait de l’astrophysique sans le savoir. Mon ardeur au travail a tranquillement diminué, tout comme mon intérêt, ma ferveur européenne, ma fougue. J’ai fini par oublier les moments, oserai-je dire glorieux, de l’épisode des bananes. Mon travail ne m’intéressait plus, l’avenir s’annonçait lugubre, et je paniquais à l’idée de passer le reste de ma vie à éplucher des dossiers d’un ennui à provoquer l’exode des canards vers la Lune pour aller s’y pendre. Une perspective que même Brel n’aurait pas envisagée. Je sentais bien l’atmosphère malsaine autour de ma mère, mais je me sentais incapable de la quitter. Je me suis toujours demandé comment une femme aussi menue et renfermée sur elle-même pouvait générer un tel vide et devenir un attracteur étrange. J’étais incapable de la quitter. C’est elle qui l’a fait. On n’a jamais su si elle avait trébuché sur la voie ferrée menant vers Liège ou si elle s’était jetée devant le train. Peu importe : le résultat a été le même. Mon père, lui, fréquentait depuis plusieurs mois une Danoise rencontrée au travail. Ma mère à peine incinérée, mon père est allé vivre avec sa nouvelle compagne. Ma sœur me répétait de partir. « C’est vieux, ici. Il n’y a pas d’avenir pour toi. Viens me rejoindre en Australie ou pars pour les États-Unis. » J’ai opté pour le Canada.
Je suis arrivé à Montréal un 29 février. Le soleil plombait, il faisait 18 degrés, les filles étaient en jupes courtes, les gars en shorts. Le lendemain, il faisait moins 22 et on annonçait 25 centimètres de neige. Partout, j’entendais les trois mêmes mots : tabarnak de météo ! Une putain de météo, c’est vrai, mais bon, je m’y suis habitué. Après le climat de la Pologne et de la Belgique, celui du Québec était une curiosité.
Dès les débuts, on m’a pris pour un snob. « Ben, ton petit accent, Larivière … Ouais, je pense que t’es un gars de Québec qui pète plus haut que son trou du cul … Si t’es Belge, moi, je suis un Suédois de Tadoussac. » C’est ce qu’on m’a dit à ma première entrevue, puis quelque chose d’un peu semblable à la deuxième. J’avais l’impression qu’on cherchait vraiment quelqu’un pour confirmer un stéréotype. J’ai joué le jeu et n’ai pas cherché à atténuer l’ambivalence à mon endroit. Je n’ai jamais parlé de mes origines polonaises et n’ai fait aucun effort pour perdre mon accent. Ça me donnait un petit edge, si vous voyez ce que je veux dire, même si ça m’attirait des remarques la plupart du temps déplaisantes. Mais, bon, ça caparaçonne l’âme. Et puis, les immigrés se reconnaissent entre eux, même sans parler ni porter de vêtements distinctifs. C’est quatre mois plus tard, dans un café sur Christophe-Colomb, devant une offre d’emploi – après dix-neuf entrevues, enfin – que je m’apprêtais à signer que j’ai rencontré Natalia. Russe juive, pas grande, mais prenant toute la place disponible, elle s’est plantée devant moi avec son thé et son muffin aux bleuets et m’a dit : « Toi, t’es pas de Tadoussac. » J’ai failli lui répondre que, oui, j’étais Suédois, mais j’ai seulement répondu que je venais de Kraków. Deux semaines plus tard, nous emménagions ensemble. J’avais une job, elle attendait une réponse pour un poste de prof de linguistique à l’université, et on baisait en écoutant du Procol Harum. A Whiter Shade of Pale. Elle a eu son poste, j’ai vite progressé dans le mien et, quelques mois plus tard, on fêtait le Nouvel An sur Times Square, à New York. Nous l’avions, notre Amérique.
Les choses ont ainsi continué pendant deux ou trois ans, et je pense pouvoir dire que nous étions heureux. Puis il y a eu un passage à vide et je me suis mis à rentrer de plus en plus tard. Le travail était accaparant. Je travaillais pour une compagnie de béton sur de gros contrats pour le gouvernement. On bétonnait mur à mur. Natalia continuait elle aussi à rentrer de plus en plus tard et à écouter Procol Harum, mais dans d’autres lits que le nôtre. Elle me trouvait plate, insipide, sans grande ambition. C’était bel et bien le cas, et je ne m’aventurerais même pas à prétendre le contraire. J’avais perdu quelque chose en orbitant trop près des abîmes de ma mère. J’ai su, en écoutant le petit message d’adieu acide de Natalia sur le répondeur, que si j’avais une force dans cette vie, elle résidait dorénavant dans l’acceptation de ma mièvrerie, ma veulerie. Avec un caractère si peu intéressant, je me soustrayais à bien des tracas. Je n’avais pas à me battre, je n’étais une menace pour personne, car j’avais déjà accepté la défaite. La force de caractère est un concept amusant, vous en conviendrez. Si vous cédez devant les avanies de la vie, on vous dit que vous n’avez pas de caractère. Si devant les mêmes avanies vous vous relevez constamment, on vante votre force de caractère. Sachant que l’un ou l’autre scénario n’aura fait aucune différence au moment de mon dernier souffle, à quoi bon s’acharner ?
Fatalisme ? Peut-être. Je sais que vous détestez le fatalisme. Vous êtes plutôt attirée par l’hindouisme. Vous préférez le dharma qui va plus loin que le karma, cette bête sujétion à la vision revancharde de l’univers. Tu m’as fait mal, ben mon vieux, l’univers va te punir … J’ai à l’occasion surpris vos conversations animées avec ce quinquagénaire un peu bedonnant que j’ai un temps pris pour votre père, mais après vous avoir vus enlacés au casino, j’ai compris qu’il était votre sugar daddy, ce que j’ai trouvé déplorable, car il ne vous mérite pas, mais, dans ce genre de négoce, on choisit davantage la profondeur du portefeuille que celle de la pensée, et s’il s’y greffe un brin de gentillesse, alors pourquoi pas. Mais revenons à nos moutons, ou plutôt au dharma, au karma, au fatum, au destin quoi ! Votre quinqua, que je présume être du même âge que moi, mais qui n’a pas les mêmes pouvoirs de séduction, c’est évident, aime beaucoup l’idée du karma, ce qui lui permet d’être dur en affaires. Il vous répond toujours : si tu fais des conneries, tu paies pour. Vous rétorquez en faisant valoir le pouvoir transformateur du dharma, mais je les connais, moi, ces types obtus : plus vous les contestez, plus vous tentez de démolir leurs arguments, plus vous vous fâchez, et plus ils aiment ça. Manifestement, il adore vous voir monter sur vos grands chevaux. Mignonne et intelligente, la jeune, se dit-il.
Après ma liaison avec Natalia, j’ai traversé un désert relationnel. C’était bel et bien un désert, où j’ai souvent fait le même rêve pendant des mois. Je me voyais affublé comme un Bédouin, tenant la bride d’un chameau, sous un soleil implacable. Nous étions entourés de dunes, le ciel croulait sous sa débauche de bleu acier, je ne savais plus dans quelle direction aller. Le sable crissait sous chacun de nos pas. Le chameau, mon noble compagnon, supportait avec mansuétude ma présence. Un jour – on s’entend, c’était une nuit et c’était un rêve – il a retroussé ses grandes babines et a dévoilé un sourire à la Fernandel. « Je suis ton destin, mon ami. » Puis, je n’ai plus jamais fait ce rêve et mes horizons se sont élargis. En un vaste désert, où j’étais seul.
Le temps a passé. Au travail, j’ai continué à comptabiliser les milliards de mètres de cube de béton que la compagnie ne savait plus où faire couler et pour lesquels il fallait bien inventer des contrats, traficoter en toute bonne conscience quelques appels d’offres, pondre des infrastructures fictives. Le béton, chère Anne, c’est l’ADN de l’économie moderne. Cet excès de créativité a fait froncer quelques sourcils, et il s’en est ensuivi une enquête policière. Je vous épargne les détails, les médias en ont déjà abondamment parlé. Pour moi, le résultat a été trois ans de prison. Ce n’était manifestement pas mon milieu et on me l’a fait savoir rapidement. De nouveau, on m’a demandé si j’étais un Suédois de Tadoussac. Décidément ! J’ai toujours été bon en calcul, comme vous vous en doutez, qu’il s’agisse de chiffres ou bien d’avantages et d’inconvénients à tirer d’une situation. En prison, il me fallait de la protection. C’était une question de survie. Et la protection, ça s’achète. Alors, j’ai offert ma seule monnaie d’échange : le trou de mon cul. C’est Natalia qui m’avait initié à cet aspect de ma personne, et je ne détestais pas. Je suis alors devenu la dame de ces messieurs, trois en particulier qui, eux, venaient bien de Tadoussac. Je pense, chère Anne, que vous appelez ça une synchronicité.
Les trois années ont vite passé et, non je ne suis pas devenu une épave, un déchet, un pauvre hère qui allait prendre des siècles à remonter la pente. Mes horizons avaient continué de s’élargir, c’est-à-dire qu’il y avait encore plus de désert et de solitude, mais, contrairement à ce que vous pourriez croire, j’acceptais ma situation, j’étais réaliste. C’est une arme redoutable, le réalisme. Bien plus que votre dharma et vos fumerolles d’encens. Mon réalisme m’a permis de ne pas souffrir. Comme je ne pouvais rien changer à ma situation, aussi bien accepter ce qui était. Oh, fatum salvateur ! Mon comportement docile intra-muros a été payant, car l’un des messieurs susmentionnés avait d’excellentes relations dans le monde de … l’asphalte. À ma sortie de prison, j’ai donc rapidement trouvé une job chez un gros entrepreneur dont le rêve secret était de recouvrir tout le Québec d’asphalte, de Coaticook à Kuujjuaq. Mais je ne suis pas resté, car, si j’aimais l’odeur alcaline et fraîche du béton, l’odeur grasse et chaude du bitume m’écœurait.
C’était le printemps. J’étais sans emploi et mes économies fondaient comme neige au soleil. Pendant des semaines, j’ai arpenté en long et en large toutes les rues, avenues et ruelles du centre de Montréal, entre Saint-Michel et Du Parc, entre Jean-Talon et Notre-Dame. Malgré la perspective de devoir incessamment demander l’aide sociale, je me sentais bien, car je ne tentais pas de trouver un sens à ma vie. Je n’éprouvais nullement le besoin d’en décortiquer les tenants et aboutissants. Un jour, j’ai vu une demande d’emploi dans la vitrine d’une librairie. Je suis entré. La radio jouait. Louis Armstrong, What A Wonderful World. Une femme rondelette d’un certain âge était au comptoir. Elle m’a dévisagé avec curiosité. « C’est pour l’emploi », j’ai dit. Elle m’a demandé de lui nommer trois livres que j’avais lus. « Pas nécessairement aimé. Lire et aimer, ce sont deux choses différentes. » Cent ans de solitude, L’étranger, L’insoutenable légèreté de l’être. « Ah, c’est bien, c’est diversifié. » J’ai eu l’emploi. Elle s’appelait Gilberte. Je suis devenu son amant, et mon désert s’est peuplé de sa présence aux marges. Elle n’était pas vraiment dans ma vie, mais l’agrémentait, comme un animal de compagnie. Une grosse perruche. L’ai-je aimée ? Non. Mais je l’ai lue, au sens où elle étalait devant tous, les clients et les autres, sa vie intérieure sans vergogne, comme les vedettes dans les pages de Paris Match. Dix années ont passé, la durée de vie d’une perruche correctement entretenue, puis elle est décédée subitement dans son sommeil. Elle avait préparé son testament – de longue date, a dit le notaire, elle savait ce qu’elle voulait – et me laissait la librairie et un petit pactole. J’ai continué à tenir boutique pendant deux ou trois années, mais le cœur n’y était plus. Je constatais bien malgré moi que la perruche me manquait. J’ai vendu et me suis établi à quelques pas d’ici. Je sentais ma santé fléchir. Je mangeais mal, je ne bougeais pas, c’était donc normal.
C’est ainsi que j’ai commencé à fréquenter le café. Je vous ai aussitôt remarquée. Comme un arc-en-ciel chevauchant les tables et les clients, vous étiez toujours tout sourire, souvent en grandes discussions avec les collègues, avec les clients, tout le monde sauf moi. Votre sourire me suffisait. Je crois que mon petit hochement de tête réservé et reconnaissant vous touchait. Nous avions, oserai-je le dire, une relation platonique se résumant à quelques mots. « Le café, comme d’habitude ? Oui, ce serait apprécié. » Vous les avez rapidement enregistrées, mes petites habitudes. Vous gardiez une copie du journal juste pour moi, une copie dans laquelle personne n’avait fait les mots croisés. La mousse sur le latté avait la bonne consistance, la bonne épaisseur. Vous tentiez de me réserver la table du fond, près de la fenêtre. Votre petit signe de la main quand je partais voulait dire beaucoup pour moi, si vous saviez. Puis, le lendemain ou surlendemain, quand je voyais le quinqua assis deux tables plus loin, je vous sentais moins présente, plus accaparée par les petits soucis qui d’habitude n’inquiètent pas les arcs-en-ciel. Mais le quinqua venait s’afficher comme une tache d’huile sur l’eau une ou deux fois seulement par mois. Tranquillement, malgré ces petits écueils épisodiques, mes horizons de solitaire assumé et volontaire rapetissaient. Dans l’immense désert qu’était devenue ma vie, j’avais trouvé une oasis.
Il y a deux mois, fin mars, il a neigé et venté comme pas deux, vous vous en rappelez ? Cela avait créé une belle ambiance dans le café. Quand est survenue la panne de courant, vos collègues et vous avez placé des bougies partout, un type a sorti une guitare de son étui et nous a chanté la ballade en français, en espagnol, en turc. Les kids couraient partout, les tables s’étaient soudainement rapprochées, c’était ludique. J’ai regardé ma montre. Je voulais rester. Je voulais goûter à ce quelque chose qui avait été si rare dans ma vie, mais j’avais rendez-vous chez la doc. C’était urgent. Je craignais le pire et, bien sûr, dans ma vision des choses, j’étais dans le mille. « Monsieur Larivière, je ne passerai pas par quatre chemins. Vous avez le cancer du pancréas, phase 4 avancée. Vous avez deux mois au plus. »
Le choc, bien sûr, vous vous en doutez. Mais vite absorbé par ma vision réaliste des choses. Pendant qu’une partie de moi gérait ce, comment dire, désagrément obligatoire, une autre partie de moi prenait note de la délicatesse professionnelle du médecin. Je l’aimais bien, cette doc. Elle me suivait depuis mon arrivée au pays. Elle aussi était immigrante. Viêtnam. Elle m’a proposé la chimio. « C’est le protocole, je suis désolée. » Puis, hors protocole, elle a dit qu’à son avis, c’était inutile et que cela engendrerait plus de douleurs que de bienfaits. Elle me proposait de passer ipso facto aux soins palliatifs. Du coup, et j’ai vraiment été surpris de ma réaction, il y a eu une velléité – légère, je vous le concède, mais velléité néanmoins – de lutter. C’était nouveau, ça. J’ai demandé la chimio. Trois jours plus tard, j’entrais en clinique. C’était la semaine où vous ne m’avez pas vu, il y a un peu plus d’un mois.
Avant de poursuivre, permettez-moi de revenir aux bananes et à ma mère. Ma période bananière, si j’ose l’appeler ainsi, aura été le haut fait de ma vie professionnelle. Je suis maintenant en mesure de l’affirmer. On trouve ses gloires où on peut, n’est-ce pas ? Le haut fait au sens où tout me semblait possible et je me voyais gravir rapidement les échelons dans le nébuleux appareil bureaucratique de Bruxelles, bien au-delà des bananes. Je me voyais devenir en peu de temps chargé de mission dans le secteur des grains et céréales, vachement plus intéressant que les bananes. Mes projections futuristes, fantaisistes, avouons-le, ne s’arrêtaient pas là, car il était inscrit dans mon destin que je serais un jour directeur. De quoi, je n’en avais aucune idée, mais directeur de quelque chose, peu importe cette chose, et je me voyais vers la mi-cinquantaine, seul dans mon bureau un vendredi soir, après la conclusion réussie d’un dossier important, avoir la larme à l’œil au souvenir de ce curieux fruit, la banane, qui aurait été le tremplin de ma carrière. Non, non, ne vous moquez pas de moi, chère Anne : c’est bien ainsi que j’envisageais le déroulement de ma vie. Pendant que je fabulais, me prenant très au sérieux dans mes chimères, je ne voyais pas que mon orbite s’était déjà beaucoup inclinée vers le trou noir que ma mère était devenue. Sans m’en rendre compte, je perdais mon élan, mon dynamisme, et je n’étais même pas étonné quand je voyais mes collègues être promus à des postes intéressants, tous, l’un après l’autre. Le dossier banane arrivait à bon port et j’étais resté au fond de la cale. Je n’ai même pas tenté de faire valoir mes prétentions ni de réclamer autre chose que ma pitance quotidienne. Je réalisais que les dés avaient été jetés très longtemps auparavant. Dieu ne joue pas aux dés, aurait dit Einstein, un aphorisme dont on ne sait même pas s’il est de lui. Non, il ne joue pas aux dés : il joue au poker et triche. Il a toujours un as caché quelque part. Juste pour le plaisir de voir si quelqu’un le remarquera un jour d’une quelconque galaxie.
Le jour du traitement, je suis arrivé le crâne rasé. Ma doc a bien souri. « Vous vouliez prendre les devants ? C’est inutile : cette chimio ne provoque pas la chute des cheveux. » J’ai marmonné que non, c’était pour une cause, les enfants leucémiques, quelque chose du genre. Elle a souri dans une grande délicatesse. « Bien sûr … » J’aurais aimé la connaître dans d’autres circonstances. Il y avait chez elle quelque chose comme une tonne de souffrance sublimée, une grande âme.
Mon cas était avancé et on n’y a pas été avec le dos de la cuillère en termes de doses. J’ai vomi mes tripes pendant deux jours, puis en ai passé deux autres dans les vapes. Quand je me suis réveillé le vendredi matin, j’étais dans une chambre de convalescence. J’avais demandé une chambre privée, mais bon, l’administration des hôpitaux étant ce qu’elle est, nous étions deux à mourir dans la même chambre, corps parallèles, orteils orientés sud-ouest. J’ai passé la journée à tomber dans les vapes et à en émerger, les phases entre les vapes s’allongeant. J’ouvrais les yeux chaque fois sur une infirmière ou un infirmier différent. La nuit de vendredi et la journée de samedi ont passé ainsi. Le dimanche matin, le chant d’un cardinal m’a réveillé vers les six heures. Il avait fait très chaud la veille et on avait ouvert les fenêtres. J’étais bien : tout mon corps était absent.
Je me suis mis à observer l’autre quidam sur le point de m’accompagner dans le passage à trépas. Bernard, a répondu l’infirmière à ma demande d’identification. Puis, m’ignorant totalement, elle a dit à une collègue : « C’est drôle, il aurait dû lever les pattes il y a des jours. Il s’accroche, le tôrieux. » Elles sont sorties. J’avais un petit regain d’énergie. Calculant mes mouvements à la pièce, il m’a fallu dix minutes pour me lever et enjamber les deux mètres séparant nos lits. Je me suis approché. « Hé, Bernard », j’ai dit. Rien. Deux fois, quatre fois, puis il a soudainement ouvert grand les yeux et m’a observé comme une bête traquée. « T’es qui, toé ? »
« Je m’appelle Frankie. Je crève dans deux ou dans trois jours. » On a jasé plusieurs heures. En fait, c’est lui qui a parlé. Si moi, j’étais un immigrant, lui avait été un émigrant. Il s’était tiré du Québec une vingtaine d’années auparavant, n’en pouvant plus de sa famille, de son milieu, de la petitesse qu’il voyait autour de lui. Il s’était pointé chez les mennonites au Paraguay et, comme il venait d’une famille d’agriculteurs et qu’il était habile avec les vaches, il a rapidement fait son lait et son beurre – excusez-la, je ne pouvais pas la laisser passer – chez d’autres immigrés. Migrer, c’est l’histoire de la Terre. Mais il voulait revenir mourir au Québec.
« Écoute, chum, quand je suis parti, j’ai laissé une femme et deux flos derrière moi. Je me trouvais cheap, mais c’était plus fort que moi. Prends mon portefeuille – de la tête, il désigna le bac contenant ses effets personnels –, trouve mes enfants, et remets-leur la lettre. Je leur demande pardon. » Dernières paroles, dernier souffle. Il a penché la tête, sa jaquette est tombée et j’ai vu sur son épaule droite cette petite tache de naissance en forme de papillon avec deux antennes bien nettes, la même que j’ai souvent vue au-dessus de votre sein droit quand vous vous penchiez un peu trop vers moi et que, discrètement, j’admirais la naissance de votre poitrine.
C’était un lundi, 10 heures. Bernard venait de mourir. Je voulais sortir au plus sacrant de l’hôpital. Il y avait urgence. Mais le personnel s’y opposait. Tous les papiers avaient été signés pour mon transfert aux soins palliatifs. J’ai gueulé. La doc est arrivée. « J’ai besoin d’une journée, doc, une journée seulement pour faire la paix avec ma tabarnak de vie. » J’ai cru déceler un œil mouillé. « Je vous comprends. » Elle a soupiré et a jeté un regard lointain sur l’horizon. Puis, elle s’est ressaisie. « Vous revenez ce soir, OK ? »
J’étais au café, lundi, 17 heures. Je portais une tuque. Vous m’avez longuement dévisagé. « Ça va, Frankie ? Ah, la tuque, coco rasé, pour les kids leucémiques. Moi aussi, je me fais raser le coco jeudi. Cool. » Votre sourire m’a fait chavirer l’âme, ou ce qu’il en restait. Je voulais répondre un paquet de choses. « Oui, un café comme d’habitude, mon amie. » Vous avez tiqué. Mon amie ? Oh, on devient plus intimes ? J’ai fait un signe de la main. Oubliez ça.
Je suis retourné à l’hôpital au soir et, pendant deux journées, j’ai tenté tant bien que mal d’écrire ce mot. J’ai livré mes dernières instructions à la doc. Elle m’a assuré que tout serait fait selon mes désirs. Je l’ai remerciée.
Dans l’enveloppe ci-jointe, vous trouverez la lettre de votre père. Je ne l’ai pas lue, j’ignore si ce sera pour vous un poison, une délivrance, ou si cette lecture vous fera hausser les épaules de mépris et vous jetterez la lettre dans le bac de recyclage. Je vous l’ai remise, car c’était sa dernière volonté et son regard m’implorait. Quant à moi, je vous lègue le peu qu’il me reste. Ce sera assez, je pense, pour payer vos études et ne plus avoir besoin du soutien de votre quinqua. Vous vous dites probablement que j’étais jaloux de lui. Bien sûr. Je lui aurais dévissé la tête des épaules, le crisse d’estie de tabarnak ! Mais vous n’avez plus besoin de cette relation purement utilitaire. Vous avez plutôt le béguin sur le type qui a joué de la guitare, le jour de la tempête. Je l’ai bien vu.
Demain, vous recevrez, par UPS toujours, une copie rare de la Bhagavad-Gita, une des premières traductions en anglais datant de 1812. J’ignore si c’est la meilleure, mais quand j’ai eu ce bouquin entre les mains, du temps de la perruche, j’ai eu un bon feeling. C’est un des rares livres que j’ai gardés après avoir vendu la librairie. C’est une édition bilingue : sanscrit à gauche, anglais à droite. Je ne connais pas le sanscrit, mais j’ai été fasciné par ces petits symboles d’une grande élégance, fenêtres sur un monde inconnu, comme une page d’une partition de l’Art de la fugue de Bach ou les équations de Hawking sur la structure de l’espace et du temps. La beauté du mystère. Je vous l’offre de tout mon cœur.
Quelle belle histoire, merci!
Pierre, une decouverte. Du rythme. Du rythme. J ai lu ca d une traite dans mon lit. Alors que d habitude, je dors illico presto dès la 2ieme ligne. Merci. Martine Allard