Le sol bleu de Clara

Clara est une de mes élèves de piano. Elle a cinq ans et de grands yeux bleus. Elle commence seulement à lire et à écrire, mais elle est fière de connaître les notes de musique, do-ré-mi-fa-sol-la-si-do. Elle peut même les écrire si j’épelle les lettres une à la fois. « Mi » c’est « m–i », « fa » c’est « f–a » et ainsi de suite.

Mon découragement face au confinement et au télétravail imposé par la pandémie m’ont poussé à échanger un emploi stable en administration pour des contrats de professeure de piano et de formatrice en ateliers d’art. Un retour à mes premières amours. Je rebâtis donc cette fondation sur laquelle on nous encourage rarement de faire carrière. C’est dans ces activités que je retrouve ma joie.

Parfois, enseigner le piano aux tout-petits me ramène à ma propre enfance. L’émerveillement de Clara, tellement contente de reconnaître la note « sol » sur la portée qu’elle trace ses lettres trois fois, me ramène tout à coup l’odeur du gazon fraîchement coupé. Je me revois assise devant le piano droit, chez nous, près de la porte qui mène dehors au lac. Je peux quasiment sentir le vent entrer par la fenêtre, et je revois sur les feuilles de musique le griffonnage de Mrs. Burton, ma professeure de piano avec le dos bien droit qui voulait toujours que je pratique davantage.

Mes élèves profiteraient sans doute de pratiquer davantage eux aussi. Pourtant, cela ne me dérange pas de me mettre à la recherche du « sol » cinquante fois avec quelqu’un, parce que c’est peut-être à la cinquante-et-unième fois que la note va rester soudée dans son esprit, lui permettant d’aller l’identifier avec confiance sur le clavier. En musique, ainsi que dans nos vies, la répétition peut faire place à l’épanouissement.

Musico-thérapie

Me voici au piano, entourée de mes fils : Alexandre à ma droite et Nicholas à ma gauche lors d’une fête de Noël en 2017. Ils aiment encore chanter avec leur maman!

Lors d’une belle soirée enneigée de la fin janvier 2022, je suis allée cogner chez un voisin ​jusque-là inconnu vivant dans mon quartier, un homme qui s’appelait Carlos. Nous nous étions parlé au téléphone après que j’aie répondu à son annonce d’un piano à donner. Je cherchais un piano depuis un bout de temps pour l’Espace DEP Sylvestre, un centre communautaire hors de l’ordinaire qui réouvrira bientôt ses portes après une fermeture prolongée par la pandémie.

Je suis arrivée les deux pieds dans la cuisine de la casa de Carlos où j’ai été accueillie chaleureusement. Le piano était là, près de l’entrée, et le fils de Carlos et un autre jeune homme étaient assis à la table pas très loin. Tout en enlevant mes bottes, j’ai demandé aux jeunes ​s’ils tenaient à ce que je porte mon masque dans la maison. Ils avaient la même question au bout des lèvres, mais quand on a découvert que deux d’entre nous venions de nous rétablir du virus, nous avons décidé de laisser tomber. Carlos m’a fait signe de m’asseoir au piano, mais j’ai insisté pour qu’il joue en premier, puisqu’il m’avait dit au téléphone qu’il était musicien.

Au bout de quelques minutes à peine, du piano a jailli une belle interprétation de « Hallelujah » sous le doigté expert de Carlos. Il chantait, les deux jeunes hommes chantaient, et je chantais avec eux quand je me souvenais des paroles. Dès que Carlos a fini de jouer, nous l’avons applaudi en riant. Grâce à la musique, nous n’étions plus des inconnus.

« À ton tour maintenant! » m’a lancé Carlos en me cédant la place sur le banc. J’avais apporté mes partitions et me suis mise à les feuilleter pour trouver une pièce digne de donner suite à sa performance. Comme beaucoup de personnes le font, il me taquinait sur le fait que j’avais besoin de mes feuilles de musique, mais je suis fière d’être en mesure de jouer grâce à mes partitions, alors je traine mon cartable sans plus me poser de questions. J’ai trouvé la partition de « A Bridge Over Troubled Water » et me suis lancée en faisant tout plein de fausses notes, mais tant pis, j’ai maintenu le tempo et tout le monde a chanté.

Le piano ne répondait pas aux attentes et j’ai dû rappeler Carlos le lendemain pour lui dire qu’on continuerait nos recherches. Mais je garderai toujours le souvenir de​ ces quinze minutes de chaleur humaine que le partage de la musique nous a offertes. Ce moment a permis d’oublier pour quelque temps l’isolement de la pandémie et espérer vivement qu’on se retrouve tous et toutes en train de chanter autour d’un piano, peu importe comment une telle rencontre prend forme dans la vie de chacun-e.