Les crânes

Bonnie and Clyde en balade dans le blizzard.

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        L’homme était perdu, désemparé. Il ne ressentait plus ses membres, sa respiration était difficile. Ses pensées tissaient au fond du cerveau une toile grise et diffuse, striée par moments d’éclairs de lucidité, d’éclats d’une vive clarté. Mais ils étaient aussitôt étouffés par l’épaisse obscurité intérieure dans laquelle il s’était depuis longtemps réfugié. La nuit qui l’entourait était celle de la forêt, encore imprégnée, malgré les avancées de la civilisation tout autour, des mystères et murmures enserrés entre les racines des arbres. Il était entré ici en intrus, sans respect. La forêt n’avait eu aucune proie depuis des lustres. L’homme avançait péniblement dans la neige. Il avait oublié sa destination. Sa main droite, extension rigide de son bras ankylosé, était soudée à la poignée de la valise. Le vent lui giflait le visage avec la tendresse d’un cobra.

        Dans une tempête comme on n’en avait pas vu depuis des années, Gilles Barrois trimbalait depuis plus d’une journée deux crânes datant du paléolithique, bien protégés dans leur capitonnage de velours au creux d’une solide valise. Il les avait découverts alors qu’il en était encore au tout début de sa carrière. Adjoint de recherche du réputé Levy, il avait participé à une campagne de fouille dans un territoire que se disputaient âprement plusieurs pays de la corne africaine. Avec argumentation obtuse et force de bakchichs, Levy avait obtenu les autorisations requises. C’était sa troisième campagne dans la région. Elle était aussi peu fructueuse que les deux précédentes. Après un mois de vaines fouilles, Levy s’était rendu à l’évidence. Il devait revoir ses théories et trouver des indices prometteurs plus loin. Les canons se faisaient entendre à longueur de journée, de sinistres colonnes de fumée noire s’élevaient au sud et à l’ouest. La zone était devenue trop dangereuse et il fallait à présent se replier sur Addis Abeba. Il reviendrait, il en était certain.

        Barrois était toutefois persuadé que les talus et les dépressions qui les entouraient avaient quelque chose à offrir. « Je sais, ce n’est pas très scientifique, avait-il expliqué à Levy, son mentor.  C’est mon gut’s feeling… ». Barrois avait insisté, tournant sans répit autour de Levy tel un moustique assoiffé de sang. « Je suis certain, je vous le dis… ». Tout le matériel avait été ramassé et emballé. Le convoi était prêt pour le départ. Levy leva la main et intima à Barrois de se la fermer, réprimant mal un petit sourire. Il se revoyait trente ans plus tôt, aussi frondeur et indiscipliné que l’était à présent Barrois. « Je vous laisse une tente et je vous envoie une Jeep dans deux jours. Soyez prêt. »

        Deux jours plus tard, aucune Jeep n’était venue. Ni après trois, ni après quatre. Il fallait partir. Quelques kilomètres plus loin, ça se canonnait à qui mieux mieux. Barrois ramassa son barda et se résolut à rejoindre le village le plus proche, à une demi-journée de marche. Avant de se mettre en route, il voulut parcourir une dernière fois les secteurs de fouille, surtout le D5 qui, il en était certain depuis leur arrivée deux semaines plus tôt, recelait quelque chose.

        Juché sur le rebord d’une cuvette dont le fond était parsemé de grosses pierres, il scrutait de ses jumelles la pierraille dans la dépression quand un petit bruit attira son attention. De l’autre côté de la cuvette, un dik-dik famélique l’observait. Poussé loin de son territoire par les combats, il cherchait une maigre pitance. Immobile, la petite bête observait Barrois, qui moulina des bras dans l’espoir de le chasser. En équilibre précaire sur le rebord, il perdit pied et dévala la pente abrupte. Son pied s’accrocha dans une grosse pierre qui prit de la vitesse et alla en percuter une autre au fond de la dépression. À l’endroit découvert par la pierre ainsi délogée, le sable avait une texture et une couleur différentes. Un sable plus fin, plus pâle.

        Intrigué, Barrois s’approcha, se pencha, saisit une poignée de sable dans une main et fit glisser avec lenteur les grains de l’autre. Il huma le sable. Puis il creusa lentement, doucement. Sa pelle heurta du dur. Il continua de creuser prudemment . Un objet bombé et jaunâtre apparut. Un os frontal.

        Barrois eut tôt fait de dégager un crâne quasi intact et quelques ossements épars sous à peine vingt centimètres de sol. Son cœur battait à tout rompre. Il exhuma avec grande précaution le crâne. Il l’observa sous tous les angles. Il savait d’ores et déjà qu’il ne s’agissait pas des restes d’un primate ni d’un humain moderne. Homo sapiens, il en était certain.

        Il regarda autour de lui. Une autre pierre de même forme et presque aussi grosse se trouvait quelques mètres plus loin. D’autres encore, ici et là. C’était une évidence : l’endroit était un cimetière. Sous l’autre pierre, il exhuma un deuxième crâne, plus petit, dont le temporal gauche était en partie fracassé. La canonnade se rapprochait. Il n’aurait jamais le temps de débusquer ce qui dormait sous les autres pierres. Il fallait partir. Il emballa soigneusement les crânes dans un sac et se dirigea vers le village.

        Le village comptait habituellement deux ou trois mille âmes. Des milliers de réfugiés y avaient convergé les mois précédents. Médecins Sans Frontières avait établi un dispensaire en bordure du village. Il arriva à la tombée de la nuit, espérant vivement que le groupe de Levy et l’hélico y seraient encore. Le dispensaire avait été évacué. Aucune trace de l’équipe de paléontologues.

        Ne sachant où aller, il reprit sa marche parmi une foule hétéroclite de réfugiés qui allait dans tous les sens, baluchons à l’épaule et yeux hagards. Le visage couvert d’un foulard, il se fondit parmi cette fourmilière désespérée. Gardant la tête basse et avançant à la même cadence épuisée des réfugiés, il rasait les murs. Au détour d’une rue, il tomba sur un groupe de soldats et des camions. Il se dirigea vers celui qui semblait être le commandant et se présenta. L’homme, un grand type carré au regard dur, examina son passeport et eut un mauvais rictus.

        — Ah, c’est vous l’idiot qui est resté là-bas. Déjà que vos copains sont des idiots, alors vous, vous êtes le plus idiot, dit-il dans un anglais approximatif. Vous avez quoi là-dedans ?

        Il désigna le sac. Sans attendre la réponse de Barrois, il le saisit et l’ouvrit.

        — Vraiment idiot. Je vous emmène au QG.

        — Écoutez, si c’est une question d’argent, j’ai de quoi…

        Le regard de l’autre se durcit davantage. Il lança quelques brefs ordres et trois soldats empoignèrent Barrois, le fouillèrent, le ligotèrent et le firent monter sans ménagement à l’arrière d’un camion. Dix minutes plus tard, on était en train de le pousser dans une grande pièce.

        Un militaire, petit homme maigre aux grosses lunettes, à l’uniforme impeccablement pressé et bardé de médailles, invita Barrois à s’asseoir et fit signe aux soldats de sortir. Il consulta les papiers de Barrois.

        — Ah, Montréal ! J’ai fait trois années en génie là-bas, à la Poly, vous savez.

        Il parlait un français impeccable.

        — Je suis revenu au décès de mon père, un ami du président… J’ai encore de la famille chez vous. Votre ville me manque, à l’occasion. Bon, regardons ça.

        Le lieutenant observa un temps les crânes disposés sur son bureau, puis examina de nouveau les papiers de Barrois. Il leva les yeux et porta un regard songeur sur le mur de la tente. Il fronça les sourcils, se leva brusquement puis fit les cent pas autour du bureau et des chaises. Son manège dura cinq bonnes minutes. Il faisait claquer ses doigts en rythme avec les pulsations asthmatiques du vieux ventilateur qui brassait péniblement l’air étouffant de la pièce. Il finit par parler.

        — Vous savez, je peux envoyer en prison pour longtemps. Présence non autorisée en zone de combat, fouilles illégales, vol d’artefacts historiques, tentative de soudoyer un officier… Vous allez à Montréal, c’est bien ça ?

        Il cessa de tourner, s’approcha de Barrois en tirant une chaise et s’assit à côté de lui.

        — Écoutez, je vous fais une offre. Je fais préparer une valise diplomatique pour vos petits paquets d’os et j’inclus deux colis. Vous réceptionnez la valise à Montréal, vous livrez les colis à mon frère et vous pourrez garder vos petits crânes. Si vous refusez, je vous envoie dans une de nos… heu… jolies prisons.

        Deux semaines plus tard, les crânes trônaient dans le labo de Barrois à l’Université de Montréal alors que les journaux rapportaient plusieurs cas de décès dus à une nouvelle sorte d’héroïne venue de l’Est de l’Afrique. Barrois avait déjà entrepris une batterie de tests sur les crânes. Il découvrit qu’ils étaient frère et sœur, ce qui fit sensation. Nature lui demanda un article de fond. Il nomma les crânes Bonnie et Clyde. Levy entra dans une grande colère. Tous les honneurs revenaient à Barrois, alors que lui, Levy, avait monté et financé toute l’expédition et était laissé pour compte. Barrois répliqua à Levy que s’il avait envoyé une jeep à temps, il n’y aurait eu aucune découverte.

        Les années passèrent. Barrois vivait depuis deux ans avec Léa. Peu de temps après son retour, il avait invité sa douce au Toqué. « Ce soir, grande sortie, ma belle. Il faut fêter ça. » Au restaurant, Barrois fut un flot ininterrompu de paroles, sautillant d’un sujet à l’autre. La place possible que Bonnie et Clyde occupait dans la longue liste des hominidés, les théories fumeuses de Levy sur les mouvements de population le long du Rift africain il y plus de deux cent mille ans, les campagnes à venir. Occupé à ses dérives, il percevait à peine le sourire timide de Léa.

        — J’ai quelque chose d’important à te dire. J’ai fait le test cet après-midi.

        — Hum ?

        — Je suis enceinte.

        Barrois regarda son verre de vin et sourit gauchement. « Ah, c’est une excellente nouvelle, chérie ». Puis, il repartit de plus belle sur les idées vaseuses de Levy.

        Ils eurent Jonathan. Barrois et Levy se réconcilièrent. Barrois ne se sentait l’ombre de personne et ne faisait pas ombrage à Levy. Un genre de modus vivendi entre les deux hommes. Puis des mois durant, des années durant, Barrois étudia les crânes autant qu’il le put, avec tous les outils dont disposait l’université. Bonnie et Clyde étaient devenus une obsession. Son obsession, sa vie.

        Un soir, au retour de l’université, Barrois trouva une petite enveloppe contre le panier de fruits dans la cuisine. Un bref mot. « Je pars chez ma sœur avec Jonathan. Pour toi, nous sommes moins vivants que tes saletés de crânes. » Elle demandait le divorce et le priait instamment de ne pas chercher à les contacter, ni elle ni Jonathan, qui venait d’avoir cinq ans. Le juge accorda deux visites par mois du fils chez le père. Barrois n’insista pas pour plus. Il n’était pas dupe : à chaque visite, son fils demandait quand maman reviendrait le chercher.

        Les années passèrent et la fibre paternelle de Barrois, déjà ténue, s’estompa. Il n’avait pas vu son fils depuis deux ans quand il apprit son décès par la sœur de Léa. Une leucémie foudroyante. De nouveau, Barrois fut prié de se tenir à l’écart.

        À la mort de Levy, son centre de recherche à Boston décida d’organiser en son honneur une grande exposition-conférence sur les dernières avancées en paléo. Barrois était invité de même que, bien sûr, Bonnie et Clyde. Les organisateurs n’avaient cessé de presser Barrois au cours des dernières semaines pour qu’il leur envoie les crânes afin de terminer le montage de l’exposition. Chaque fois, quelque chose, un prétexte, une excuse, perturbait l’envoi prévu pour le lendemain. C’était clair pour tous, mais personne n’osait lui dire ouvertement : Barrois ne pouvait se détacher de Bonnie et Clyde.

        À l’université, la gloire de Barrois avait pâli. Il n’encadrait plus de doctorants, ne recevait plus de subventions, son espace de laboratoire était sur le point d’être réduit. Tout ce qu’il lisait ou écrivait tournait désormais autour de Bonnie et Clyde.

        Boston insistait : on voulait les crânes. Barrois se résolut à les livrer lui-même. C’était un vendredi après-midi.

        — Mais vous êtes fou, vous avez vu la météo ? dit Vaudreuil, le technicien du Département.

        Barrois haussa les épaules. Il était absorbé par l’écran de l’ordi.

        — Je n’ai pas le choix. L’exposition ouvre lundi et ils veulent les crânes au plus tard dimanche matin. J’ai retardé, je sais… mais une dernière série d’analyses s’imposait.

        — D’autres analyses ? C’est vraiment nécessaire ? Vous les avez datés au carbone 14 six fois au moins, vous les avez scannés ad nauseam, vous avez scruté leur ADN encore et encore. Cette fluorescence provoquée, c’était très risqué. Vous avez failli les perdre… Sur tout le campus, il n’y a aucun truc aussi analysé que ces… ces… foutus trucs.

        — Trucs ! Vous n’avez pas un autre mot ?

        Vaudreuil leva les yeux au plafond. Il ne cachait pas son exaspération.

        — Vous m’envoyez un message, quand vous arrivez ?

        — On dirait ma mère, murmura Barrois.

        Vaudreuil fit mine de ne pas avoir entendu. Il tendit à Barrois une grande enveloppe brune.

        — Tenez, tous les documents pour la douane. Ils sont complets, avec les PDF sur la clé. Vous savez, c’est une grosse tempête. Ils ont déjà eu un mètre de neige au Kansas depuis hier, et ça s’en vient par ici.

        Une demi-heure plus tard, Barrois souriait de la scène en grimpant dans sa Land Rover. Il se dirigea vers la 10 dont les voies d’accès étaient presque désertes en raison de la tempête annoncée. Il eut tôt fait de quitter l’île de Montréal, roulant avec contentement. Il posait de temps à autre délicatement sa main sur la grosse valise capitonnée contenant Bonnie et Clyde.

        Il ouvrit la radio. Accident majeur à la hauteur de Magog. S’il voulait éviter la congestion et des heures d’attente, il lui fallait prendre la bretelle suivante et circuler sur les routes secondaires. Il comptait passer par Stanstead pour rejoindre la 91, puis la 93 aux États-Unis.

        La neige s’amoncelait à vive allure. Il parcourut vingt, trente kilomètres, croisant de rares véhicules. Le vent se leva et bientôt il se trouva dans un blizzard total. Son GPS était inopérant. La neige épaisse atténuait les signaux. Il prit sur la droite. Trois kilomètres plus tard, l’arrière du véhicule dérapa et s’embourba dans un banc de neige. Impossible de le dégager. Il devait rebrousser chemin. À pied ! Le rideau de neige qui tombait en tournoyant reflétait âprement le faisceau de sa lampe de poche. Il s’habilla le plus chaudement qu’il put et se mit en marche, tenant fermement la valise. Le vent charriait la neige en rideaux épais qui comblaient rapidement ses traces. Il s’arrêta, plus certain d’être sur la route ou sur l’un des nombreux sentiers qui débouchaient sur celle-ci. La température chuta abruptement.

        Il avança ainsi une heure, peut-être deux. Il n’avait pas de montre et son téléphone était à plat. Tout à coup, quelques mètres devant lui, la silhouette d’une cabane émergea de la furie. Un refuge ! C’était un chalet de skieurs. Il lui fallut de longues minutes pour ouvrir la porte, bloquée aux trois quarts par la neige. L’intérieur était occupé par un poêle, quelques bûches, une pile de journaux. Il déposa la valise et s’appuya à la porte, transi, essoufflé. Après avoir coincé la lampe de poche entre deux bûches, il ouvrit avec grande précaution la valise, qui en contenait une deuxième, étanche et en aluminium renforcé. Du solide, avait dit Vaudreuil. Barrois observa longuement Bonnie, le petit crâne au temporal défoncé par un jet de pierre selon les experts en balistique consultés par Barrois. Quant à Clyde, il avait été emporté par une hépatite, conclusion de quatre bioanalyses. Étaient-ils morts en même temps ? Il eut le réflexe de leur tapoter l’occiput. Il se retint. Boston ? On s’en fout, pas vrai Bonnie, pas vrai Clyde ?

        « Quand même, vous n’êtes pas des animaux de compagnie, non, vous êtes bien plus que ça… ». Il lança un feu dans le poêle, mangea le sandwich qu’il avait acheté dans un poste d’essence au départ de Montréal, puis il tomba dans un lourd sommeil.

        Il rêva à deux énormes crânes, chacun surmontant un squelette porté par des pattes minuscules, avançaient dans un désert et tenant entre eux un panier où se balançait la tête de Barrois, sa chevelure ornée de dreadlocks rouge vif, une pomme enfournée dans la gueule à la manière d’un cochon de rôtisserie. Les crânes discutaient entre eux.

        — On le mange quand ?

        — Pas vraiment faim pour ce truc-là. Ça me donne même le goût de devenir végane.

        Au loin, Léa courait dans un parc avec Jonathan, qui faisait lever un cerf-volant. Ils disparurent de son champ de vision, puis Léa réapparut, seule, devant lui, assise à côté d’un immense feu de foyer qui ne dégageait aucune chaleur. Elle se pencha vers Barrois et lui dit que le cerf-volant avait emporté Jonathan.

        — Pourquoi nous as-tu exclus de ta vie ?

        Les crânes continuaient de marcher, s’enfonçant à chaque pas dans le sable. Ils finirent par s’y engloutir totalement, sauf le panier et la tête de Barrois qui cracha la pomme et s’extirpa du panier. Il avait vingt-six ans, se trouvait au fond d’une fosse sur Mars et observait une pierre qui venait de se déplacer parce qu’un dik-dik qui avait le visage de Levy lui avait pissé dessus.

        Un fracas le tira de son rêve et de son sommeil. Avec effroi, il constata que la moitié du toit s’était effondré sous le poids de la neige. Une poutre était tombée à quelques centimètres de la valise. Il vérifia aussitôt que les crânes étaient en bon état. Toujours aussi silencieux après plus de deux cent mille ans, les deux crânes, des enfants dociles engoncés dans leur uniforme de velours pourpre, sommeillaient au fond de la valise. Avant même d’avoir reçu les résultats des premiers tests d’ADN, il avait nommé Clyde le plus gros deux crânes et Bonnie l’autre. Les tests avaient révélé que Clyde avait été une fille d’environ seize ou dix-sept ans et Bonnie son frérot de douze ou treize ans. Il avait aussi fait reconstituer leur morphologie probable par un paléontologue spécialisé en la matière. Ils étaient devenus ses kids.

        Un jour, alors qu’il passait devant une cour d’école, il vit un couple de gamins à l’écart des autres enfants. Elle, le front large, les pommettes saillantes, le regard triste. Lui, la tignasse rebelle, la mâchoire tombante, légèrement désaxée vers la gauche, tel un boxeur ayant encaissé un solide crochet. Il eut un choc. La ressemblance avec Bonnie et Clyde était troublante.

        La neige masquait tous les horizons, tous les cieux. Son téléphone mort, il n’avait aucun moyen de connaître sa position ou l’heure. Il estima qu’il était dix heures. Il n’avait ni eau ni nourriture. Il étancha sa soif avec un peu de neige et dégagea ses vêtements de sous les décombres du toit. Une de ses bottes était fendue des orteils aux talons.

        Il reprit sa route, ne sachant d’où il était arrivé ni quelle direction prendre. Il avançait avec difficulté dans la neige, chaque pas étant plus ardu que le précédent. Il avança ainsi des heures durant, croyant parfois percevoir une éclaircie entre les arbres, un segment de route peut-être. La neige tombait avec plus de ténacité, les arbres – des grands pins prétentieux, des épinettes décharnées, des peupliers obtus – semblaient se rapprocher de plus en plus et le toiser avec hargne. Il tournait en rond.

        Des frissons intenses parcouraient son échine. L’hypothermie le gagnait, il le savait. Il fallait augmenter la cadence, générer de la chaleur. Il n’avait plus d’énergie. Chaque pas lui coûtait. Il eut une image. Léa devant un foyer où brûlait un feu vif, mais sans chaleur. C’était manifeste : il était ce foyer, ce feu mort, cette absence de chaleur, encore plus marquée dans le froid brutal de la nuit.

        La neige diminua puis cessa tout à fait. Il regarda le ciel. Les masses nuageuses s’échangeaient de perfides incantations, se déchiraient, puis la lune apparut. Grosse, baveuse, elle regardait avec suffisance la Terre et tous ses habitants, cet homme surtout, perdu dans une forêt du sud du Québec, égaré dans ses labyrinthes intérieurs.

        La neige immaculée réverbérait la lumière de la lune et donnait à la nuit une blancheur fantomatique. Le vent était totalement tombé. Le thermomètre continuait de chuter. Les arbres craquaient en leur centre, certains se rompaient même. Ils constituaient les mâts d’un immense navire se déplaçant sur l’océan sourd du temps. Tout navire charrie en ses flancs de la vermine. Ici, dans ce navire-forêt, cette vermine était Barrois. Une vermine ankylosée par le froid.

        — Tu nous amènes où, Boum-Boum ? demanda Bonnie.

        — Ne lui parle pas, frère. Il va nous corrompre.

        — Mais c’est déjà fait. Nos têtes étaient vides et bienheureuses auparavant dans le sable. Les serpents et les scorpions passaient doucement au-dessus de nous. Ils nous parlaient du soleil, des pluies rares. Lui, lui, Boum-Boum, il ne fait que balbutier dans sa tête. Il a rempli les nôtres d’insanités.

                – Fermez-la, fermez-la ! Vous n’êtes que des tas d’os, vous n’avez rien à dire !

                – Tas d’os toi-même, hé, dit sœur.

                – Ouais, renchérit frère. Tu n’aurais pas fait long feu dans notre tribu. On t’aurait mangé tout cru assez rapidement.

                – Tout cru ? dit sœur. Non, je ne pense pas, mais à la broche, oui.

        Barrois eut l’envie soudaine de balancer la valise contre le tronc d’un gros peuplier qui venait d’apparaître dans son champ de vision.

                – Saleté d’arbre, saleté de pays, saleté de neige !

                – Oh, il se fâche, Boum-Boum.

                – Arrêtez de m’appeler Boum-Boum, personne ne m’appelle comme ça.

                – Oh que si, cher, dit sœur.

                – Qui ça, hein, qui ça ? hurla Barrois.

                – Ben, Vaudreuil, les étudiants, enfin, ceux que tu avais… dit frère.

                – Ah, j’aime bien Vaudreuil, dit sœur.

                – Mais c’est un con, ce sont tous des cons. Vous ne connaissez rien à rien. De quoi vous vous mêlez ?

                – Ce n’est pas un con, Vaudreuil. Je l’aime bien. Tu sais pourquoi, Boum-Boum ?

                – Ta gueule, Bonnie.

                – Mon nom n’est pas Bonnie. On m’appelait Gl’vreeth. Lui, Vaudreuil, il nous appelait les copains.

        Barrois continuait d’avancer. Le terrain semblait monter. Bonnie et Clyde s’étaient tus. Ça murmurait autour. La forêt devenait plus dense. Barrois devait constamment contourner les arbres, les troncs à moitié couchés, les rochers. Tout à coup, son cœur battit d’espoir. Là, une éclaircie, enfin. Elle menait à ce qui semblait être un sommet.

        Les arbres chuchotaient entre eux. Barrois croyait percevoir leurs pensées. Un jugement ! Certaines choses ne devraient pas être ici, semblait-on se dire entre les branches. Barrois avait le pressentiment que ce « on » ne désignait pas les crânes. C’était lui, Barrois, paléontologue de profession et humain errant dans son esprit, au box des accusés. Il harangua les arbres.

                – Ah, la merde, les troncs. Un jour, il n’y aura plus d’arbres sur la foutue planète. Nous, les humains, nous y serons encore. La ferme !

        Tout n’était que confusion dans sa tête. Puis, apparurent dans cette mélasse mentale des stries lumineuses. Des pensées claires et fugaces. Il ne parvenait pas à les saisir, elles passaient trop rapidement dans le fond de son cortex, à la façon d’une pluie de météores dans le ciel frais de la fin août. Il fut pris de violents tremblements et en échappa la valise à ses pieds. Respirer, respirer, il fallait respirer. Il banda toutes ses énergies, saisit la valise et se dirigea vers le sommet qui se trouvait à quelques pas seulement, maintenant. Un pas, un autre… Il ne sentait plus ses pieds, les jambes étaient des blocs de glace presque impossibles à bouger. Il atteignit le sommet. Entre les branches touffues d’une épinette, en contrebas, à quelques centaines de mètres peut-être, il vit des lumières.

        Il fallait descendre au plus vite. La pente était abrupte. Il ne sentait plus les pieds depuis un temps déjà. Les mains s’engourdissaient de plus en plus. La forêt s’opposait à lui. Chaque fois qu’il allait dans une direction, un bouleau, un frêne, un pin surgissait de nulle part et semblait vouloir lui barrer le chemin. Les ombres des arbres dansaient avec la lune.

        Dans sa tête, la confusion s’accentuait, éclairée par moments par des pensées qui traversaient rapidement le champ de sa conscience. Une conversation surprise entre Vaudreuil et le chef du Département.

        « Il faudrait qu’il retourne sur le terrain. Il s’étouffe ici, et il nous étouffe aussi… »

        Un article à son sujet dans une obscure revue de paléontologie. « Is Barrois missing in action ? » L’auteur se demandait ce qu’il était advenu de la star des années 90.

        Les dernières lettres de Léa qu’il avait rapidement lues. Elle s’excusait de sa dureté, « mais je devais nous protéger, tu comprends… » Léa… il se rendait bien compte qu’il avait eu tout de travers, avec elle. C’était elle, pourtant, qui l’avait constamment encouragé dans son travail.

        Il devait avoir parcouru une centaine de mètres quand un mur d’épinettes aux branches chargées de neige se dressa soudainement devant lui, formant une forteresse infranchissable. Haut dans le ciel, la lune faisait office de projecteur braqué sur l’écran des souvenirs qui défilaient aléatoirement dans sa tête. La main que lui avait souvent tendue de Léa quand leur relation était déjà bien plombée. « Viens, allons prendre une marche. » Il avait refusé presque toujours. Les longues nuits passées dans le labo sous un éclairage diffus à observer les crânes, sirotant un rhum. Les repas McDo vite avalés avec Jonathan, qui voulait toujours retourner chez Léa. Les lettres de bêtises de Levy. « Je vous ai tout donné, vous m’avez trahi. » Le regard méfiant du dik-dik, de l’autre côté de la cuvette. L’étrange sensation de familiarité quand il passait lentement les doigts sur les os jaunis de Bonnie et Clyde.

        Il ferma les yeux. Il n’en pouvait plus. Il n’y avait plus de force dans ses muscles. Il fit quelques pas et son pied accrocha quelque chose sous la neige. Il échappa la valise qui s’écrasa contre un rocher à deux mètres devant lui. Le choc, pourtant minime, fit tomber une lourde branche d’un chêne qui éventra la valise. Les crânes furent projetés juste devant Barrois, dans la neige, à portée de main.

        Il était trop engourdi pour réagir. Il ne pouvait qu’observer. Un instant, Barrois vit non plus les crânes, mais le visage d’enfants aperçus fugacement dans une cour d’école. Elle, triste, sachant qu’elle ne trouverait jamais sa place. Lui, avec l’envie féroce de vouloir en découdre avec le premier venu. Il comprit alors que les rôles avaient été inversés : c’était lui, la pièce de musée. Lui, l’artefact, l’ossement exhumé de ses propres profondeurs, observé par deux visiteurs, deux gamins, un frère et une sœur venus d’un passé lointain.

        La neige avait repris de plus belle et s’amoncelait en jolies calottes blanches sur le sommet des crânes. Vaudreuil avait été formel : aucun contact avec l’humidité, sinon les crânes se désagrégeraient. « Tous vos tests les ont fragilisés. C’est un miracle s’ils tiennent encore ! »

        Bonnie et Clyde se décomposèrent en émettant une lumière vert fluo intense. Barrois ouvrit la bouche. Il voulait parler, dire quelque chose. « Tous, je vous demande pardon… Toi, Léa, surtout. » Il ne parvenait à articuler aucun son. Dans sa tête, les fusibles neuronaux grésillaient comme des parasites radio. La respiration cessa au sommet d’une dernière inspiration au moment même où les crânes, réduits en poussières fines, cessèrent de luire.

        La neige dans la nuit… les fulgurances du cœur dans la noirceur de l’âme.

        On retrouva le corps gelé et raidi de Barrois deux jours plus tard, à vingt mètres de la route, le visage convulsionné dans un étrange rictus, une valise ouverte et vide à quelques mètres devant lui.

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