Mon grand-père maternel était projectionniste-gérant au Théâtre Laurier de Hull au temps du cinéma muet et des artistes en tournée. Mon père, qui allait assidument au cinéma tous les dimanches, s’était amouraché de Simone, la jeune caissière. La vie a suivi son cours, mon père est devenu apprentis puis projectionniste attitré à son tour. Il a travaillé au cinéma Cartier de Hull, au Somerset à Ottawa, aux O’Brien à Arnprior et Pembroke, au Théâtre Eden d’Alfred, au Hamilton Drive-in Theatre et enfin au Théâtre Cartier de Rockland. Tout en traînant la marmaille avec lui partout.
À mon tour, je suis devenu projectionniste après avoir passé un examen dans une chambre d’hôtel alors que l’examinateur distrait regardait le match de la Coupe Grey à la télé. J’ai payé mes études en travaillant à Rockland, à Hull et au Skylight Drive-In de Pembroke.
La routine du projectionniste est restée la même pendant près d’un siècle, jusqu’à l’arrivée du numérique à grande échelle. Quand un nouveau programme commençait, il fallait préparer les grosses bobines de pellicule, qu’on appelait rouleaux, d’une durée de 15 à 20 minutes chacune en y ajoutant une série de bandes-annonces, les comiques et les séries. À la fin du programme, il fallait remettre tout en état et recommencer avec le nouveau programme.
La projection se faisait à deux projecteurs en alternance. Pendant qu’un projecteur était en marche, on enfilait la pellicule dans les engrenages du deuxième projecteur. Quand le rouleau approchait de la fin, une clochette à pendule sonnait. On guettait l’écran pour les signaux. Un premier point blanc apparaissait pour une fraction de seconde dans le coin supérieur droit. C’était le signal de lancer le moteur du deuxième projecteur. Quelques secondes plus tard, un autre point donnait le signal pour fermer le clapet d’un projecteur et ouvrir le clapet de l’autre simultanément grâce à un jeu de câble et de poulies. On sortait alors le rouleau du premier projecteur pour aller le rembobiner puisqu’il était maintenant sens devant derrière. Et ainsi de suite.
Le travail nous occupait quelques minutes seulement, 3 ou 4 fois par heure, mais il fallait rester vigilant : les projecteurs étaient de puissantes machines et la pellicule était fragile. On ne pouvait pas avoir de compagnie et on devait rester sur place en tout temps — en principe. J’ai connu un projectionniste qui épluchait fidèlement son Allô Police à sa petite table, un autre qui descendait travailler sur son char entre deux changeovers, et un troisième qui allait cruiser la serveuse dans la concession.
Mon père prenait son travail au sérieux. Il ne s’est absenté de la pièce que rarement, et ce pour parer les urgences en bas — le projectionniste était l’homme à tout faire dans un cinéma. Il avait habituellement beaucoup de temps à lui.
C’est un long préambule pour en venir à une courte anecdote.
On ne sait pas comment ça s’est passé. C’est une histoire que mes parents n’ont pas partagée. Pourquoi? On peut imaginer ce qu’on veut. Ce qu’on sait, c’est qu’Isaïe à mis des semaines, des mois, à fabriquer et à polir, à la scie et à la lime, dix minutes à la fois, avec des bouts de métal et des pièces usées de projecteur, une collection d’outils à travailler le petit cuir qu’il a remis à Simone, son épouse. Comme un bouquet de fleurs.
C’est du moins l’histoire que j’imagine.
3 réponses
Le bouquet de fleurs final est sûrement l’un des plus beaux bouquet de fleurs de l’histoire. En tout cas, il est unique.
Quel beau texte, encore une fois!
Merci, Mireille.