L’amour, la guerre et la beauté du monde

                                           

J’avais à peine pensé à lui depuis son décès ou, dit plus poétiquement, de sa traversée vers l’autre rive.  Et voilà que ce matin, dans la lumière si rare de la fin novembre, une histoire lointaine de l’enfance  a refait surface sans crier gare et m’a projetée hors du temps. J’avais de nouveau dix ans.

Je revois le décor. C’est un samedi après-midi, en septembre ou en octobre, et je suis avec des amies. Nous nous sommes avancées jusqu’aux abords du lac des fées, qui est alors entièrement caché par la forêt. Notre excursion dans ce domaine secret et sauvage est bien sûr clandestine, loin des yeux et des oreilles des parents.  Il y a l’odeur prégnante des feuilles humides sur la terre spongieuse du sous-bois et le bruit de nos pas qui, seul, brise le silence.

La lumière du jour commence déjà à décliner et la pénombre à griser tout ce qui nous entoure. Nous sommes près de chez nous, de notre quartier, mais en plein cœur de l’inconnu. Nous sommes entrées par mégarde dans un conte des frères Grimm.  Tout à coup, sans même se consulter, mes amies font volte-face et filent à toute vitesse pour ne pas se faire prendre par la noirceur. Me voilà seule. Immobile, j’écoute le bruissement de… choses vivantes, grouillantes, invisibles et non identifiables.

J’entends alors le bruit d’une chevauchée dans les feuilles. Le temps et mon coeur s’arrêtent. Une meute de chiens redevenus sauvages vient de s’immobiliser à une trentaine de pieds devant moi avec, à leur tête, leur chef. Il m’observe sans bouger, les sens en alerte. Après un moment de pure panique, je me rappelle un enseignement de mon père: on ne tourne jamais le dos à un ennemi potentiel.  À plus forte raison à une vingtaine d’ennemis potentiels. Plutôt que de prendre la fuite, je reste donc sur place et j’attends. J’entends les secondes qui passent et mon cœur qui cogne, mais je ne bouge pas.

Je perçois alors un mouvement subtil, un signal du chef à sa meute. Dans une chorégraphie fluide et superbement coordonnée, ils font tous demi-tour sans un regard pour moi.

 Je ne me souviens pas d’avoir été aussi heureuse qu’on me fausse compagnie.

 À cette époque, beaucoup de chiens étaient abandonnés par leurs maîtres aux abords de cette forêt avoisinante. Ceux que j’ai croisés ce jour-là s’étaient regroupés pour former une famille dépareillée et dépenaillée, soumise par la force des choses aux lois de la nature.

                                                      Héritage

Mon père m’a transmis l’amour de la forêt, des animaux sauvages et du monde vivant en général. La gratitude et l’enchantement devant la beauté du monde est ce qu’il m’a légué de plus précieux.

Malgré toutes les guerres que nous avons pu mener l’un contre l’autre et la Seconde Grande, beaucoup plus radicale, qu’il a livrée en Europe, un amour de la vie a survécu.

Je ne prévoyais pas publier d’article ce mois-ci, mais j’ai réalisé ce matin que l’heure de tombée, cette fois-ci, serait le 4 décembre, soit la date précise où mon père est mort, il y a quatre ans, à l’âge de cent ans. Je dirais, avec un petit sourire en coin, que je ne pouvais pas tourner le dos à cette synchronicité.

  

8 réflexions au sujet de “L’amour, la guerre et la beauté du monde”

    1. Bonjour, Lise. Heureuse que tu sois passée dans cette région du petit parc où, comme tu as pu le constater, il y a beaucoup d’arbres et d’animaux sauvages. Et c’est sans compter les membres de la famille, défunts ou bien vivants:) Sous quel nom ou pseudo publies-tu tes textes, que j’aimerais bien lire?

  1. Merci Mireille pour ce partage, c’est doux et touchant de se rappeler des souvenirs qui surviennent sans s’annoncer, et c’est une belle leçon apprise de ton père. Te connaissant un peu, il me semble que cette image de faire silence et s’immobiliser devant le danger au lieu de fuir te décrit très bien!

    1. J’ai eu une pensée pour toi en écrivant ce texte, étant donné qu’il parle d’animaux. Je suis heureuse de savoir qu’il t’a touchée.

  2. Mireille, quel récit prenant, et si élégant dans sa forme. En relisant ton histoire, je suis frappée par la liberté que nous avions enfants d’aller et venir, au risque de faire des rencontres incertaines. Les parents avaient confiance… et le monde était différent…

    1. Mais oui, cette liberté que nous tenions un peu pour acquise n’avait rien de banal! Elle nous a permis de développer une certaine audace et, certainement, une forme d’intuition.

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