La chapelle

La neige, la nuit, la ville

Presque juste un conte de Noël

1909

On les appelait «pénitentes». Ailleurs on pouvait les appeler brebis infidèles, pauvres désolées, âmes déchues. Mais les Sœurs de Miséricorde n’utilisaient que le mot pénitente pour désigner une femme enceinte hors mariage.

Rosalie — qu’on devait par discrétion appeler Bernadette, du nom de la sainte — était arrivée deux jours plus tôt seulement. Elle était pénitente, fière et impénitente. Elle était arrivée de nuit. Que la fille de 17 ans de l’ex-député soit la victime d’un monde corrupteur ferait scandale. Elle aurait préféré que ça se passe autrement, peut-être même garder son enfant. Mais les pressions étaient bien au-delà des forces d’une jeune fille de Hull. Elle s’était résignée à passer les dernières semaines de sa grossesse en cachette. Son bébé serait confié à une bonne famille, lui avait-on promis.

Elle purgerait donc sa peine ici, dignement, à raccommoder du linge d’hôpital et à faire semblant de prier.

Le jour tardait à se lever en ce mois de décembre. Les lueurs timides de la lune pénétraient dans la chambre qu’elle partageait avec une autre pécheresse. Le sommeil l’avait quittée. Elle enfila sa jaquette, couvrit ses épaules d’un châle et descendit au seul endroit qui lui était accessible en tout temps.

Assise sur un banc à l’arrière de la chapelle, près d’une fenêtre, elle regarda les reflets des lampions sur la crèche à l’avant. En se tournant la tête, elle pouvait distinguer les jeux d’ombres de la lune sur la rue Cobourg à Ottawa.

On les appelait les «Madeleines», ou filles consacrées. C’étaient d’anciennes pénitentes qui avaient préféré demeurer à la Maison après leur accouchement. Pour certaines, la voix de Dieu s’était fait entendre, pour d’autres, la vie en dehors de la Maison était insupportable. Comme leur vie de péché les empêchait de prononcer des vœux, on leur avait créé une association rien que pour elles : le madelon.

Léontine aimait se lever tôt, avant l’aube, avant les religieuses. En trente ans sa routine n’avait pas changé. Elle descendait à la chapelle avant l’Oraison pour prier son Dieu à elle, avant que les sœurs ne viennent le lui prendre et que la journée de labeurs commence.

En entrant dans la chapelle, elle vit l’enfant près de la fenêtre. C’est ainsi qu’elle appelait les plus jeunes pénitentes : ses enfants. Plutôt que de s’agenouiller près de l’autel, elle se glissa sur le banc près de Rosalie.

— On a perdu le sommeil, Bernadette?

— Je n’aime pas qu’on m’appelle Bernadette. Mon nom est Rosalie.

— D’accord, Rosalie. Ça va ce matin? Les nausées?

— Ça va.

— Ce sera une fille, tu sais.

— Mais qu’est-ce qui te fait dire ça?

Léontine n’était pas offusquée d’être tutoyée par la petite nouvelle. Au contraire.

— Mon petit doigt…

Puis le silence s’installa, ce qui ne gênait aucunement Léontine. Elle était habituée aux conversations lentes et sinueuses. Quand le non-dit placote sans arrêt.

— Ma sœur…

— Je n’aime pas qu’on m’appelle «ma sœur». Je m’appelle Léontine.

Mais elle le dit d’un ton amusé en jetant un regard oblique vers Rosalie, et Rosalie sourit.

— Et je ne suis pas une religieuse, je suis une Madeleine.

Un autre long silence.

— C’est quoi une Madeleine?

Léontine soupira intérieurement. La petite nouvelle briserait-elle déjà le mur?

— Bien, il y a les religieuses, les novices, les postulantes puis les madeleines.

— Au bas de l’échelle?

— J’ai peur des hauteurs.

Un autre sourire de Rosalie. Puis un autre silence.

— Mais c’est quoi une Madeleine? Pourquoi on devient Madeleine?

— Une Madeleine, c’est une fille comme toi, qui accouche dans une maison comme tu le feras, et qui décide de rester.

— Pourquoi?

— Ça dépend de la Madeleine.

— Et toi, pourquoi t’as décidé de rester?

— …l’appel de Dieu?

— Je ne te crois pas!

Encore le silence. Rosalie tripotait le pan de sa jaquette.

— Léontine, comment c’était pour toi? Étais-tu en amour?

Léontine hésita.

— Et toi?

— J’étais au septième ciel. Je l’adorais…

— Il était beau?

— Un bel irlandais, les cheveux roux bouclés…

Puis Rosalie se perdit dans ses souvenirs.

— Tu ne m’as pas répondu, Léontine. Étais-tu en amour, toi aussi?

— Moi, c’était mon père avec son contremaître. Ils étaient saouls et ça m’a fait très mal… Après l’accouchement, j’ai bien failli me sauver avec mon bébé. Mais pour aller où? C’était mon père ou la vocation. J’ai choisi la vocation.

La réponse de Léontine laissa Rosalie bouche bée. Mais elle ne voulait pas perdre sa nouvelle alliée dans ses pensées noires.

— C’est comment Noël ici, Léontine?

— Comme à toutes les Fêtes : on mange quelques gâteries et on prie. On prie beaucoup, ici, n’as-tu pas remarqué?

— J’ai remarqué qu’on récite beaucoup de prières, mais est-ce vraiment ça prier?

Léontine lui jeta un regard étonné. Et admiratif, un peu.

— Et ça veut dire quoi prier, pour toi, Rosalie?

— Quand je vois les sœurs réciter leurs prières, c’est comme si elles prenaient les p’tits chars pour aller au ciel. C’est plus vite et moins fatigant que de marcher.

Léontine n’essaya pas de cacher son sourire.

— Mais tu ne m’as pas répondu. C’est quoi, pour toi, prier? Tu pries, des fois, n’est-ce pas?

— Je suppose que oui. Si demander de l’aide à quelqu’un qui a de l’influence peut s’appeler prier.

— Parce que tu as besoin d’aide?

— Oui, j’ai besoin d’aide. Rien ne se passe comme j’aurais voulu. J’aurais voulu qu’il m’aime, qu’il veuille faire sa vie avec moi, qu’il m’emmène loin, dans son pays. Loin de mon père et de ses tracasseries politiques. J’aurais voulu le rendre heureux. S’il l’avait vraiment voulu.

— Et qu’est-il arrivé?

— Mon père était trop fort pour lui. Il a capitulé.

Une neige folâtre avait commencé à tomber, comme indécise, ne sachant pas où se poser. Un dernier lampion brûlait toujours, n’éclairant que les fesses du bœuf et laissant le petit Jésus dans la noirceur. Après un moment, Léontine reprit :

— C’est quoi Noël, pour toi, Rosalie?

— J’haïe Noël! Noël me met en colère! Un petit bébé vient au monde il y a deux mille ans et chaque année pendant des semaines il faut chanter Chantons tous son avènement et tralala. Le mien va naître en cachette et tout le monde autour de moi va tout faire pour faire croire qu’il n’a jamais existé. Et il n’aura jamais existé.

— Elle existera, ta petite fille, Rosalie. Oh oui, elle existera. Pour quelqu’un d’autre qui a besoin d’elle, elle existera. Pour quelqu’un d’autre, elle sera la personne la plus importante au monde. Et pour toi aussi elle restera la personne la plus importante au monde. Et peut-être aussi que pour elle, la mère qu’elle n’aura jamais connue sera la personne la plus importante au monde. Et quand ta fille aura ses propres enfants, elle sera pour eux la personne la plus importante au monde.

Les sœurs commençaient à entrer dans la chapelle. Bientôt ce serait la prière collective, ensuite le déjeuner. Léontine se leva pour aller rejoindre les autres Madeleines, derrière les religieuses, les novices et les postulantes.

1973

La chapelle se remettait d’un long calvaire. La frénésie de la fin de semaine s’était achevée.

J’étais assis sur un agenouilloir. Quelqu’un faisait jouer le disque de Neil Young acoustique : «Old man take a look at my life, I’m a lot like you…»

Une odeur de mari avait remplacé celle de l’encens de jadis. Une fumée carbonique traînait encore au plancher. Nos lumières de bordel, comme les nommait notre éclairagiste Rodrigue, avaient repris du service après la soirée de projection.

La chapelle était au cœur de l’édifice. Et cet édifice était un ancien hôpital de jeunes filles-mères, nous avait-on dit, abandonné depuis bien des années, dans la Côte-de-sable à Ottawa. Trois étages, 89 portes, des escaliers partout comme dans un jeu de serpents et échelles.

Notre association avait loué l’édifice de l’évêché, pour en faire un centre d’apprentissage en audio-visuel. Mais en quelques semaines, la place était devenue un drop-in pour les jeunes en mal d’appartenance.

Des pièces au troisième étaient sous-louées : un groupe de théâtre expérimental, un groupe de draft-dodgers américains qui publiaient un bulletin pour les anciens, un sculpteur de styromousse… Il y avait des squatters aussi mais ils se faisaient invisibles.

Notre groupe, fort d’une vingtaine de membres, avait aménagé le 1er étage à sa façon. Le secrétariat d’antan avait repris ses fonctions. Le parloir aussi, avec de vieux divans pour s’écraser. Une toilette traînait devant l’ancien foyer au charbon et une lampe rouge, placée dans son ouverture au plancher, jetait une lueur chaude, là où on s’attendait à autre chose.

De grandes portes en bois donnaient sur la chapelle qui servait à tout prétexte de rassemblement.

Cette fin de semaine là, c’était le ciné-club. On avait fait le tour des ambassades pour emprunter des films 16 mm sans frais. La France nous avait prêté Jules et Jim, et la Chine un film à grand déploiement. L’Office national du film du Canada nous avait passé des films de propagande canadienne du temps de la 2e guerre mondiale. Nos projectionnistes enfumés s’étaient amusés à les projeter de reculon. Les parachutistes sautaient dans les airs, déployaient leurs parachute et s’engouffraient dans l’avion qui atterrissait de reculon. C’était l’hilarité totale dans la chapelle  et tout le monde est reparti épuisé.

«Hello cowgirl in the sand. Is this place at your command? Can I stay here for a while?»

J’étais perdu dans mes pensées quand Julie, une fidèle collaboratrice, et confidente aussi, vint s’assoir près de moi. Avec elle, une jeune fille qui s’est assise en indien devant moi laissant entrevoir beaucoup trop d’entrejambes.

— Je voulais te présenter Louise, ma cousine de Kirkland Lake. Elle est en visite.

Troublé par l’effronterie de la jeune Louise, je voulais retrouver mes pensées et la musique. Je n’avais rien, mais rien, à dire.

— J’avais tellement hâte de venir. Julie n’arrêtait pas d’en parler. C’est tellement cool. Juste penser à tous les bébés qui sont nés ici. Je me demande c’étaient qui les filles-mères? Des filles comme moi, peut-être? Si je tombais enceinte, je pense que ma mère aimerait ça m’envoyer dans une place de même…

Son monologue cessa subitement. Julie avait senti mes états d’âme et s’empressa d’inviter sa cousine ailleurs.

Trop tard. Mes humeurs avaient chaviré. En un instant, j’ai senti tous les drames humains qui avaient pu se vivre ici. Les vies cassées, les vies nouvelles. Toutes les prières. Mais qu’est-ce qu’on fait ici, gang de violeurs? On fout le bordel sans aucune arrière-pensée, sans aucun respect pour ce qui a été vécu ici. Zéro. Niet. Mais où avais-je la tête quand j’ai signé le bail. Où avais-je le cœur?

Et comme en filigrane, une autre pensée : ma mère, orpheline, née dans une maison comme celle-ci. Que doit-elle penser de nous, de moi?

L’agenouilloir me sembla tout à coup très inapproprié comme siège. Mes pas m’emmenèrent sur le banc à l’arrière, loin des lumières de bordel. Dehors, une neige folâtre commençait à tomber, comme indécise, ne sachant pas où se poser. Les lampadaires de la rue Cobourg semblaient leur éclairer le chemin.

L’image d’en-tête est un montage de Stephanie à partir de trois photos:

Ciel étoilé: https://unsplash.com/photos/B6F_wjmk5RA

Rue de ville: https://unsplash.com/photos/XySeOUcwSKM

Mur d’église: moi-même

4 réponses

  1. Oh que j’aime ce texte! touchant, bien structuré, humanité et mots justes! un voyage bien bouclé par cette neige qui ne sait trop où se poser.

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