Compétences transversées

Lors d’une virée à l’Antiquarian Book Fair d’Ottawa, un ami a attiré mon attention sur une carte de l’est de l’Amérique du Nord datée du XVIIIe siècle. La carte, quoique imprimée à Venise, était en français.

Coucher de la lune au dessus de Gatineau vu d’Ottawa. Aucun rapport avec le sujet, mais personne ne lit un billet s’il ne comporte pas d’image. Photo : 28 oct. 2011, 18 h 36 HAE.

Étant peu intéressé à l’acquérir (1 500 $), je m’amuse (on s’amuse comme on peut) à vérifier la latitude et la longitude de l’emplacement sur le bord de l’Outaouais de « ma » ville, la future Gatineau (Lat. 45° 25′ N, Long. 75° 45′ W, comme tout bon Gatinois se doit de le savoir). Très vite, je me rends compte que, si la latitude semble exacte sur la vieille carte, la longitude, elle (58° W plus ou moins des fractions, je ne l’ai pas notée), est totalement fausse. L’erreur, énorme, frise les 18°.

Puis, la lumière se fait dans mon esprit : la longitude de cette carte, réalisée dans les années 1700, a sans doute été calculée selon le méridien de Paris, et non celui de Greenwich, utilisé par les Anglais et qui n’allait accéder au statut de méridien d’origine universellement reconnu qu’en 1884.

Nous avons été victimes de la même erreur que Tintin et la capitaine Haddock dans Le Trésor de Rackham le Rouge !

Que c’est beau, la culture ! Ça permet de faire des liens entre les choses apparemment sans rapport.

Pourtant, je ne tarde pas à réaliser que l’écart entre Paris et Greenwich n’est sans doute pas assez grand pour justifier un tel désaccord. (Après vérification : il n’est que de 2° 20′ E.)

Affaire entendue, donc. Les longitudes, sur la carte franco-vénitienne, sont vraiment erronées. Même si l’on sait que le calcul de la longitude, contrairement à celui de la latitude, a longtemps été un casse-tête pour les cartographes et les explorateurs, une erreur de 18°, c’est beaucoup.

Reste cependant la possibilité que les auteurs de la carte aient utilisé un autre méridien d’origine que celui de Paris ou de Greenwich :

« […] l’atlas le Neptune français de 1693 référence jusqu’à 5 méridiens différents : outre celui de Paris et de Greenwich, sont indiqués le méridien du Cap Lézard, celui de Tenerife (selon une tradition remontant à Ptolémée) et celui de l’Isle de Fer, la plus à l’ouest des iles des Canaries, terre occidentale la plus lointaine connue à l’époque, permettant de compter positivement la longitude en Europe. » (Source : « Le ciel en question ».)

C’est donc tout probablement le méridien de l’Isle de Fer (17° 40′ W, soit tout près de 18°), la plus occidentale des îles Canaries, dans l’Atlantique, qui a servi à l’élaboration de la carte :

« Cette île a longtemps servi de point départ pour compter les longitudes, sans doute parce qu’on la considérait comme placée à l’extrémité du monde. Une ordonnance de Louis XIII rendue en 1634 y fît passer la premier méridien.
Ce méridien, adopté alors par une grande partie des États de l’Europe, n’est plus guère employé au XIXe siècle que par les Allemands. Depuis l’adoption du système décimal (1792), il a été remplacé en France par le méridien de Paris. » (Source.)

Si cela est vrai, le chevalier François de Hadoque qui commandait un vaisseau de la flotte de Louis XIV dans Le Secret de la Licorne n’aurait pas dû utiliser le méridien de Paris comme il est dit dans Le Trésor de Rackham le Rouge, mais celui de l’île de Fer.

Hergé s’est donc gourré.

Verdict que Wikipédia, aussitôt consultée, vient confirmer :

« Dans Le Trésor de Rackham le Rouge, Tintin et ses amis, à bord du Sirius, retrouvent l’épave de La Licorne située à 20° 37′ 42 de latitude nord et 70° 52′ 15 de longitude ouest par rapport au méridien de Paris. Hergé a fait preuve de rigueur en choisissant des coordonnées vraisemblables mais il a commis une erreur : en 1698, ce n’était pas le méridien de Paris qui était utilisé mais le méridien de l’île de Fer. »

Il est vrai qu’Hergé ne disposait pas de Wikipédia… Ne soyons pas mesquins et pardonnons-lui cet anachronisme, son bilan reste quand même largement positif.

Conclusion : passer ainsi (et avec quelle aisance, comme vous l’avez sans doute remarqué) d’une vieille carte du XVIIIe siècle au Trésor de Rackham le Rouge (première moitié du XXe siècle) pour sauter du « problème des longitudes » à l’écart entre Greenwich et Paris, etc. : sont-ce là les fameuses compétences transversales dont on nous a tant parlé et qu’on n’a jamais penser m’enseigner ?

Question d’âge, comme la carte, je date.

Commentaires 4

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Réseau Le Petit Parc