Juliette et Béatrice


« Juliette et Béatrice : nouvelle »,
par Henri Lessard, dans :
Raconter l’Est ontarien
Collectif (2020)
Les Éditions David (Ottawa)
Hors collection
328 pages
ISBN 978-2-89597-721-6

Extraits

À la porte de la ville, près de l’embranchement de la route 17 et de la rue Laurier, fidèle, massive, inamovible, magnifique dans sa robe tachetée de noir et de blanc, une vache Holstein assurait la garde. À vrai dire, elle faisait une bien piètre sentinelle, préférant fouiller l’herbe de son museau ou mâcher longuement sa prise, narines en l’air, plutôt que de surveiller les allées et venues des voitures et des rares piétons. Je me demandais ce qu’elle faisait seule, loin de son troupeau.

Je la baptisai Juliette. Mes excuses aux Juliette de ce monde, ne voyez-là aucune intention malicieuse de ma part. Il lui fallait un prénom affectueux, à ma belle gardienne, et Juliette lui convenait parfaitement.

Nulle ride, nulle vaguelette dans l’eau ombragée de son regard. Les doux yeux de Juliette ne s’appesantissaient sur rien ni personne. Quoi de plus prévisible, de plus inamovible qu’une vache dans son carré d’herbe ? Pourtant, à l’exemple de ses consœurs, elle ne devait pas mener une vie très rigolote. Le quotidien des vaches ne déborde pas de tendresse. Juliette dissimulait-elle son vague à l’âme sous sa mine de placide ruminante ? Depuis combien de temps un bœuf ne lui avait-il pas murmuré des mots tendres à l’oreille ? « Ah, ma belle, tes yeux de biche me rendent fou ! »

[…]

Je pourrais résumer Béatrice par le triangle. De forme triangulaire était son visage ; triangulaires aussi les mèches dorées rebelles et la fossette à chaque coin de la bouche, le nez de fouine (de jolie fouine), le sillon naso-labial, les canines blanches. En deux triangles accolés par la base, c’est-à-dire en losange, les pupilles qui perçaient les iris verts (non, là, j’exagère). Triangulaires aussi, les pointes de tissus soulevées par les seins, petits (et coniques, évidemment : versions adoucies de la pyramide, qui est une sorte de triangle à trois dimensions). Autres choses triangulaires chez Béatrice : la pointe de la langue ; le sacrum ; le pubis, les grains de beauté groupés par trois et d’autres choses encore dont je tire plus de plaisir à l’évocation sous un éloquent « etc. » qu’à la plate énumération.

J’ignore où placer dans ce schéma ses lunettes rondes et ses dix-huit ans (tout ronds, eux aussi).

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