J’ai le pli

Résumé

L’auteur tente de vous apitoyer en détaillant ses petites misères. D’un point de vue plus général, on s’interroge sur l’Univers et les conditions de son équilibre.

Fig. 1. – Géologie de Cantley, Québec. – À gauche : détail de la carte de Béland (aucun lien avec Jean-Pierre du Petit Parc) (1955, publiée en 1977) au 1/63 360 ; à droite : même zone, détail de la carte de Hogarth (1981) au 1/10 000. (Les références sont à la fin de l’article.)
En supposant que le
? rouge indique le point qui nous intéresse (cf. fig. 6), nous ne sommes pas plus avancé dans un cas comme dans l’autre : la carte de 1955 est trop générale et celle de 1981, infiniment plus détaillée, laisse tout le secteur en blanc. On arrête pas le progrès ? Inutile de lui faire obstacle : il s’arrête de lui-même à l’est du point qui nous intéresse.
Route et chemins : à l’ouest : route 307 (peu visible) ; au nord : ch. Denis ; au sud : ch. Taché.

Claire Bretécher, bédéiste mère de Cellulite et autres Agrippine, disait qu’elle avait « le pli » (*). Le patelin où elle voulait se rendre était toujours sur un pli de la carte routière – c’était avant les GPS et Google Map –, ce qui compliquait la manipulation de la dite carte et l’établissement de l’itinéraire. Rien en effet n’est plus difficile à manipuler (plier-replier) qu’une carte routière.

(*) Source : interview télévisée quelconque de la fin du précédent millénaire.

Avoir le pli (au sens bretéchien) : être en butte aux complications de la vie.

Je sympathise d’autant plus que je souffre des symptômes d’un mal semblable. Je ne sais comment nommer ses différentes manifestations. « J’ai le blanc » ? « J’ai le gribouillis » ?

Supposons, par exemple, que je m’intéresse de près à la géologie de tel ou tel secteur. Le site est accessible (à pied, à vélo, en voiture, sinon par autobus). Après consultation des cartes géologiques, je constate que :

  • A) Une carte à grande échelle (1/50 000, 1/63 360 ou 1/250 000) couvre le secteur. Trop générale, elle oblitère les détails et ne m’est que d’une utilité très relative ;
  • B) Le secteur est couvert par une carte récente, détaillée (petite échelle, 1/10 000 ou mieux) ; parfait, sauf que la géologie n’a pas été établie au delà d’un certain ruisseau, d’une certaine rue, d’une certaine ligne de rang ou jusqu’à la marge de la carte : l’endroit qui m’intéresse est un blanc (géologiquement parlant).

Ce genre de désagrément se produit beaucoup plus souvent que les lois de la statistique ne le voudraient. Pourquoi les secteurs qui m’intéressent doivent-ils obligatoirement se situer en bordure des cartes géologiques ? L’équilibre de l’Univers dépend-il d’un certain degré de frustration (*) qu’il importe de me faire subir à tout prix ?

(*) Nouveau subtil (et à l’origine involontaire) rappel à l’œuvre de Bretécher.

Fig. 2. – Même secteur selon les cartes de Béland et Hogarth cadrées à la figure 1. On voit l’effet du changement d’échelle (1/63 360 vs 1/10 000).

Comment nommer ou décrire ce mal ? « J’ai le blanc », « la lacune » ou « la bordure » ?

Autre cas enrageant et non moins fréquent ; beaucoup de cartes géologiques publiées au cour des dernières décennies sont des bleus réalisés à partir d’un tracé à la main sur un fond de cartes topographiques. L’esthétique en souffre, mais c’est au profit de la diffusion rapide des travaux. Il y a grande et belle lurette, j’avais commandée une carte exprès pour m’aider à déchiffrer un affleurement qui m’intriguait. (C’était avant que ce genre de documents ne soit disponible par Internet.)

Je reçois la carte par la poste. Elle est irréprochable, compte tenu des réserves formulées plus haut. Partout, la carte est lisible, partout, sauf à l’endroit de l’affleurement qui m’intéresse où le gribouillis à la main du géologue se superpose à une inscription sur la carte topographique. C’est indéchiffrable. Champollion lui-même aurait capitulé devant ce palimpseste de pattes de mouches (fig. 3).

Comment nommer ce mal autrement qu’en disant « j’ai le gribouillis » ? « J’ai le bleu » ?

Fig. 3. – La carte et le territoire. – Détail de la carte géologique de Dupuy (1989) et un affleurement rocheux le long de la route 366, à l’est de Wakefield, Québec. L’affleurement figure au centre du détail, à l’endroit où la superposition des écritures rend la carte illisible. Évidemment, c’était précisément pour connaître la nature de cet affleurement que j’avais commandé et payé la carte.

Je ne parle pas de cette formation rocheuse rare, en plein bois, tout près d’un chemin de terre, découvert par l’étude attentive d’une carte géologique détaillée (cf. la carte que je viens juste d’évoquer). Le rêve à portée de main (fig. 4). Trente km à vélo par monts et par vaux et par vents contraires (*). Arrivé sur place, une seule maison, toute neuve, isolée à plus de 1000 m de la plus proche habitation, construite sur le seul affleurement rocheux du secteur, exactement celui que j’entendais explorer.

(*) Curieusement, au retour, les vents étaient tout aussi contraires.

C’est de la méchanceté pure, de la cruauté mentale caractérisée, de la délectation dans le mal.

Fig. 4. – Superposition de la carte géologique de Dupuy (1989, détail) à une photo satellite de Google (région de Wakefield, Québec). Je m’intéressais au I4Q au centre de l’image. (Qu’importe la signification de ce code, sachez que la roche qu’il désigne n’affleure qu’à de rares endroits et que celui-ci était l’un des rarissimes accessibles). Où d’après vous s’était bâtie la seule nouvelle maison du secteur ? En plein pile exactement sur l’affleurement de I4Q.

Autre exemple de perversité.

Je cherche depuis longtemps des photos d’une colline de gneiss au bord de la route 307, à Cantley, au nord de Gatineau. J’en possède plusieurs, prises par moi-même, mais j’en voudrais une montrant le site comme il l’était encore vers 1990, avant qu’un détail particulier et très intéressant ne soit recouvert par du remplissage.

Fig. 5. – Route 307, Cantley, Qc. Jean-Marie Cossette, 1989. Les annotations sont de moi.

Justement, Bibliothèque et Archives nationales du Québec a mis en ligne une série de photos prises à basse altitude depuis un avion en 1989. L’appareil (l’avion) a survolé la route 307 depuis Gatineau jusqu’à Farrelton et Low en passant par Wakefield et Cantley. L’appareil (photographique) a pris plusieurs séquences continues de clichés durant le vol. Miracle, je vais avoir ma photo !

Je les passe une à une à l’écran, en suivant l’ordre, du sud vers le nord ; l’affleurement qui m’intéresse apparaît, la partie sud de la colline se pointe sur un cliché ; c’est le cinquante-huitième du lot (fig. 5). La prochaine photo, la cinquante-neuvième, sera la bonne !

Non ! Une nouvelle séquence de photos débute au cinquante-neuvième cliché. La partie centrale de la colline, celle qui m’intéresse, n’a pas été photographiée. Une photo de plus et j’aurais été satisfait. Le photographe a pris une pause (et non une pose) exactement au mauvais moment, au mauvais endroit. La séquence de photos, longue de plusieurs km, s’interrompt à quelques mètres de l’endroit qui m’intéresse.

Je repose ma question du début. L’équilibre de l’Univers dépend-il d’un certain degré de frustration qu’il importe de nous faire subir à tout prix ? (Je passe du « je » au « nous » pour élargir la portée du débat.)

Ne me laissez pas dans l’ignorance, même si vous n’avez qu’un élément de réponse.

Fig. 6. – Le ? de la figure 1. Reportez-vous aux cartes géologiques pour identifier les roches.

Références

  • Béland R., 1977 (1955) — Région de Wakefield. MRNQ, DP 461, 91 p., avec une carte au 1/63 360. (Publié en 1977.)
  • Jean-Marie Cossette, 1989. Photos de Cantley, Farrelton, Low et Wakefield ; photo no 58. BAnQ, notice détaillée : P690,S1,D89-165. Permalien : http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/3156226.
  • Dupuy, H., 1989 — Géologie de la région de Wakefield-Cascades. Ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles, Québec, MB89-18, 1989, 14 pages, avec 1 carte (1/20 000).
  • Hogarth D.D., 1981 — Partie ouest de la région de Quinnville. MÉRQ, DPV 816, 28 p., avec une carte au 1/10 000.

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