Le dépanneur ou souvenir d’adolescence

Nouvelle extraite du recueil Une année julienne suivi de Perséphone

Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2023

ISBN 978-2-9821444-0-8 (PDF)

La formule « nouvelle extraite » prend tout son sens puisqu’il s’agit d’une nouvelle qui a été retirée du livre avant publication. Elle faisait double emploi avec d’autres textes et sa suppression a permis de mieux équilibrer l’ensemble du recueil. Je la présente maintenant, seule, pour ce qu’elle vaut par elle-même.

Mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone est paru en mai dernier en version numérique (pdf). Il est disponible auprès de l’auteur (moi) sur demande et de BAnQ (Bibliothèque et Archives nationales du Québec) au bout de ce lien. Relisez ce billet du 24 avril dernier pour en savoir plus et savourer quelques extraits (lien).

Le recueil, incluant la nouvelle qui suit, a été déposé à CopyrightDepot.com et à la SARTEC :

© Henri Lessard, CopyrightDepot.com no 00072068

© Copyright Henri Lessard, manuscrit déposé à la SARTEC le 21 mai 2021, certificat no 34490.

Le dépanneur ou souvenir d’adolescence

Note. – JULIANNE, l’une des protagonistes principales du recueil avec JULIEN, est la narratrice de la présente histoire.

Un dépanneur venait de s’ouvrir en face de la fenêtre de ma chambre, au carrefour d’un prolongement récent de la grand-route. Il était déjà difficile de bénéficier d’un peu de nuit noire, à partir de ce moment, ce fut désespéré. Ma chambre, à l’étage, donnait sur la cour, sur les collines de la Gatineau. J’aimais la nuit, j’aimais l’obscurité ; l’éclairage du dépanneur me gâchait les ténèbres. Je pensai aussitôt à des contre-mesures, des représailles, à un attentat de légitime défense.

J’avais dix-sept ans. J’habitais en banlieue avec mes parents, mais attention ; la banlieue indomptée, conquérante, celle qui mord sur la campagne. Notre cour communiquait directement avec les champs, au-delà des piquets espacés d’une symbolique clôture. J’aimais enfoncer d’un rond talon les ronds galets qui surgissaient du sol sablonneux. Paraissait qu’en creusant, on courrait la chance d’exhumer les ossements de phoques ou de bélugas remontant à la dernière glaciation.

Notre maison datait elle-même d’une autre ère. La ville avait rejoint son arrière-ban et l’annexait à sa banlieue.

L’enseigne blanche et rouge du dépanneur, haute d’un étage, luisait d’un éclat infatigable et, pour tout dire, insolent. La devanture demeurait illuminée toute la nuit avec un zèle insomniaque et l’extérieur du bâtiment était l’objet de l’attention de spots soupçonneux destinés à déjouer les entreprises des voleurs, des fois qu’on aurait voulu leur dérober les lignes jaunes peintes sur l’asphalte du parking.

Cette orgie électrique me désolait. Elle créait un dôme de lumière qui abolissait la nuit dans tout le secteur : sa lueur diffuse était perceptible à des kilomètres quand on s’approchait de la ville. Au lieu du gouffre noir qui se creusait autrefois sous ma fenêtre, il y avait cette fontaine aveuglante à laquelle les lampadaires du prolongement de la grand-route venaient prêter leur concours.

On ne peut pas empêcher la ville de s’étendre. Ma réaction au fond tenait de l’égoïsme. Dans mon chez-moi douillet, je profitais des avantages de la ville et je prétendais stopper sa croissance parce que son état actuel, qui est le résultat d’une série d’empiétements pareils à celui que je déplore, convenait à mon petit confort.

J’avais demandé aux propriétaires du dépanneur – un couple – s’ils pouvaient diminuer ou tamiser un peu l’éclat de leur établissement. Après un sursaut de surprise, ils avaient éclaté de rire. Le concept de pollution lumineuse leur était inconnu.

Piquée, je quittai le commerce après les avoir prévenus que, s’il le fallait, je déploguerais tout le quadrilatère et même toute la ville s’il le fallait. Il ne me restait que la solution de l’attentat, la justice serait indulgente, étant donné mon jeune âge.

Le propriétaire me saluait en souriant quand je passais devant son commerce à vélo. Sa femme me boudait.

À moins de déménager, d’amener mes parents avec moi, je ne voyais aucune solution. (J’avais renoncé aux moyens violents.) Les escargots traînent leur maison avec eux ; je pourrais bien traîner mes parents jusqu’à ma majorité. Ensuite, moi majeure, ils seraient libres de s’en aller voler de leurs propres ailes.

L’été, durant les canicules, je campais sur le toit plat de notre garage, aménagé en terrasse. Je bénéficiais du privilège de vivre au-dessus des autres, des voisins, de la rue, du quartier, dominant la ville entière qui, d’un côté, s’étalait jusqu’à l’horizon. Les bons soirs, elle s’abaissait sous la lune. (On croit que la Lune se lève : c’est la terre qui s’abaisse en lui faisant sa révérence.)

Pour ne pas être éblouie par les nouveaux luminaires, je m’étendais sur le dos ; quelques étoiles, au zénith, transperçaient le voile de lumière étendu entre elles et moi.

Une nuit que je couchais sur le toit du garage, toutes les lumières s’éteignirent. Sous mon observatoire, la ville entière était plongée dans l’obscurité. La banlieue dormait. Je flottais, sans repère, au milieu d’un néant opaque et sans borne ; une nuit d’encre, un concentré d’obscurité. Je me suis retrouvée sur le trottoir, échevelée, en robe de nuit. Le néant se tâtait du bout d’un pied prudent et m’habillait d’infini. Mon regard pouvait bien porter jusqu’à la nébuleuse d’Andromède, à plus de 200 millions d’années-lumière, bras tendu, je ne distinguais pas mes ongles.

Il n’y avait aucune circulation dans les rues à ces heures de la nuit, à peine une voiture aux quarts d’heure, un véhicule aveugle à ce qui ne se plaçait pas dans le double faisceau de ses phares. Le parc voisin était désert. Je traversai ses allées sous le bruissement des arbres – j’ai failli dire sous leur ombre.

Le dépanneur baignait dans l’obscurité ; il gagnait en mystère à ne pas se dépenser en exhibition permanente. Même l’éclairage de secours l’avait lâché. Le cliché « les choses dormaient » me parut être l’expression exacte de la vérité.

Grain par grain, la banlieue retournait le ciment de ses trottoirs à la nature. Mes pieds nus appréciaient leur rugosité autant que celle d’un grès précambrien. Comme pour appuyer mes dires, une étoile filante, poussière aussi ancienne que le système solaire, se consuma dans le ciel.

La nuit, les photons émis par des étoiles situées à des centaines ou des milliers d’années-lumière entrent par mes pupilles. Ils meurent sur ma rétine, après un interminable voyage en ligne droite à travers le vide et produisent, au fond de mes yeux, une étincelle tremblotante que je prends pour l’image de leur astre d’origine.

Drôle de destin que celui de ces photons.

L’univers s’effrite au ciel comme sur terre.

Je suis revenue à mon campement sur le garage, transie, sous la protection de froides étoiles. Mon sac de couchage apprécia le retour de ma chaleur.

Quand je me réveillai, il faisait jour. Le courant ne revint qu’en après-midi.

Par la suite, quand je passais à vélo devant le dépanneur, les deux propriétaires me lorgnaient d’un air plein de révérence.

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