Luminaires ou Souvenirs de jeunesse

Henri Lessard © CopyrightDepot.com no 00072068

Extrait de Ligne de grains, à paraître aux Éditions L’Interligne en juin 2022.

Il y avait Agathe, Béatrice, Charles et moi.

Et il y avait, tapis sous la nuit sans limites, la forêt brossée par le vent, la plaine posée en biseau, le souffle froid des marécages et, tout près, du moins le pensions-nous, l’un des quatre coins de notre monde bosselé, là où le circuit du voyageur tâtonnant et trébuchant se termine dans le vide.

Mais le monde est un globe. Sur ce point, nous pouvions être rassurés, rien n’empêchait de le parcourir et de s’y perdre à jamais.

Le fait était que nous étions perdus.

Un court périple, bouclé avant le crépuscule, avions-nous pensé.

Fallait-il prendre le chemin à gauche ou tourner à droite ? Plus loin, la même question se poserait, encore et encore.

La carte des chemins et des sentiers que nous avions prise au refuge ne nous servait à rien. La pleine lune, surgie de derrière les arbres, arrivait tout juste à extraire de ce carré de papier une tache laiteuse, aux contours flous.

Aucun de nous ne fumait. Nulle allumette donc, aucun briquet non plus.

— On campe ici jusqu’au lever du jour ? dit Charles.

Anticipant les heures frileuses qui nous séparaient de l’aube lointaine, Agathe m’entoura de ses bras :

— Il nous faudrait un réflecteur, une surface réfléchissante, comme en photographie, dit-elle d’une voix ténue, tandis que la lune se recroquevillait d’autant plus sur elle-même qu’elle s’élevait au-dessus de l’horizon.

Si nos visages étaient du même papier que la carte, nos couleurs – t-shirt rouge vin, gilet vert forêt, chemise indigo – disparaissaient sous la même couche d’encre de Chine.

— Je peux fournir la surface réfléchissante, dit Béatrice.

L’éclairage le plus pâlot suffit à certains constats. Béatrice avait enlevé son gilet et s’apprêtait à dégrafer son soutien-gorge.

Elle m’ôta la carte des mains et se campa au milieu du sentier. Là, dans la clarté lunaire – qui, tout à coup, parut couler d’abondance –, Béatrice orienta la feuille de façon à ce qu’elle reçoive à la fois le rayonnement de l’astre et son reflet réverbéré par sa poitrine – qu’elle avait ferme et rebondie.

En retour, le papier rendait la pareille au sein tout proche, et l’éclairait. Joli cercle vertueux…

— J’y vois un peu, dit Charles qui, s’étant placé à droite de Béatrice pour ne pas faire ombre, inclinait le cou pour lire la carte.

La pointe du sein – Agathe et moi avons pu le constater par-dessus l’épaule gauche de Béatrice – indiquait d’ailleurs la direction à prendre.

La lumière salvatrice sourdait de deux globes d’un albâtre translucide. De la taille jusqu’à la racine des cheveux, Béatrice, éclaboussée de blanc, resplendissait, nimbée d’une lueur fantomatique, et il était curieux que la personne la mieux visible de nous quatre soit aussi la plus irréelle.

*

Une demi-heure plus tard, cette ronde fourvoyée touchait à son terme et nous étions de retour au refuge.

— Objectivement, me dit Agathe, il faut avouer que je n’aurais pas pu rendre d’aussi bons services…

La survie de notre relation dépendait de ma présence d’esprit :

— L’éclairage public, dis-je, c’est bien, c’est utile, mais je préfère les luminaires intimes, plus modestes, plus discrets, et la tendre lumière qu’ils dispensent.

Note. – On aura compris que l’aventure date d’avant les téléphones cellulaires, le GPS et Google Map.

Texte précédemment paru dans le blogue Balour Dix le 19 juillet 2020 (lien).

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