Victimes de parasites

par Henri Lessard

Texte paru dans la revue Liaison, no 177, 2017, p. 18-19.


Prendrez-vous le temps de lire cet article ?

Peut-être pas. Tout va trop vite. Surtout, tout nous éparpille. L’informatique et le tourbillon centripète qu’il génère nous empoignent et réduisent notre « temps de cerveau disponible (1) » à des saccades de tout au plus quelques secondes. Dès que l’une est consumée, le vide survient et, comme le vide effraie, vite, nous répondons à une nouvelle sollicitation. Certains, pour noircir encore le tableau, ajoutent que, penchés sur nos écrans, nous serions devenus les esclaves de nos créations. Si l’homme, comme disait l’autre, était à l’origine un roseau pensant, il serait devenu (la femme aussi) un roseau penché.

Je reprends simplement une rengaine qu’on nous serine tous les jours. Pour être répétée ad nauseam, elle n’en est pas moins fausse. Longtemps, j’ai cru qu’elle était tout à fait vraie. J’imaginais surtout qu’elle était récente, tout comme le mal qu’elle décrit. Or, cet hiver, je suis tombé sur ces lignes des Carnets d’André Major (2) :

« [Le romancier Patrick Modiano déplorait déjà que] sa génération […] souffre d’une sorte d’infirmité découlant d’un faible pouvoir de concentration, sans laquelle il est impossible de faire une ‘’œuvre globale, une sorte de cathédrale’’, comme l’ont fait Proust ou Durrell. Nous, comme il le suggère, c’est au ‘’fragmentaire’’ que nous sommes voués, victimes de parasites de toutes sortes et d’une accélération du rythme de la vie […] » (p. 226)

Modiano, je le précise, est né en 1945. Cet auteur a grandi et a commencé à écrire dans le monde d’avant, antérieur à l’informatique et au téléphone portable. Il s’agit donc d’un auteur formé à l’ancienne, qui disposait d’un cerveau plein et entier (tandis que le nôtre est constamment atomisé, réduit à l’état de confettis aspirés par les quatre vents). Pour moi, Modiano fait partie des aînés donneurs de leçons : « Ah ! c’était bien mieux au temps de ma jeunesse… »

Que Modiano se soit posé en victime de sollicitations qui parasitaient son pouvoir de concentration me fait sourire. Moi qui croyais sincèrement que « c’était mieux avant » !

Peut-être pas, finalement.

Le mal dont nous souffrons ne daterait donc pas d’hier. Je commence presque à douter de l’originalité des récriminations de mes contemporains. Lorsque je sacre après mon ordinateur (qui exécute mes commandes au lieu d’obéir à mes intentions), je repense à un texte de Valery Larbaud publié en 1946, mais rédigé avant la Seconde Guerre mondiale. Celui-ci se désolait des misères qu’entraînait la manipulation d’une machine à écrire :

« Capricieux, inconfortable, énervant… »

« Mais elle-même [la dactylographe] peut s’en prendre, non moins justement, à sa machine, dont le maniement la distrait du sens de ce qu’elle copie, et qui est capricieuse, inconfortable, énervante, comme la plupart des instruments inventés pour épargner du temps et qui ont en eux un Démon de la Vitesse qui bâcle et gâche à plaisir le travail qu’on leur confie (3). » (p. 322)

Capricieux, inconfortable, énervant : ça décrit tout à fait mon ordinateur. Le « Démon de la Vitesse » (notez les capitales) empoisonnait déjà l’existence de nos grands-parents et arrière-grands-parents. Mais avouez que vous avez du mal à envisager la cliquetante et hoquetante machine à écrire comme un engin infernal…

Je découvre tout à coup que je radote de vieux couplets qui remontent à plusieurs générations. Or, chacun a ses coquetteries. Il ne me suffit pas de geindre, encore faut-il que mes récriminations soient originales. Mon estime personnelle se remettra-t-elle de cette découverte : je ne suis qu’un rabâcheur ?

Une autre protestation contre l’état du monde vous semblera tout à fait actuelle à l’heure où la vie privée n’a plus le même sens qu’il n’y a pas longtemps. Cette pièce d’anthologie date de… 1910 !

« On n’est plus chez soi maintenant. On le sera de moins en moins. Rayons X qui vous pénètrent. Kodaks qui vous photographient au passage. Phonographes qui pressent vos paroles. Aéroplanes qui vous menaceront d’en haut (4). » (p. 196, entrée du 22 nov. 1910)

Le pauvre auteur de ces lignes serait très malheureux s’il ressuscitait aujourd’hui. Comme motif de consolation, il aurait la satisfaction de pouvoir reprendre presque mot pour mot son réquisitoire. Il lui suffirait de l’amplifier pour l’adapter à l’informatique, ubiquiste et indiscrète au possible. L’inquiétude à la base de son mouvement d’humeur n’est pas nouvelle et elle a précédé l’avènement d’Internet. Nous sommes seulement surpris de la découvrir si ancienne. Notre homme n’avait pas tort de dire que chez soi sera de moins en moins chez soi ; nous sommes bêtes et naïfs de penser être les premiers à le déplorer.

Rien de nouveau sous le soleil, comme disait déjà quelqu’un ? La crainte que les temps aient vraiment changé et que nos plaintes, loin d’arriver à péremption, soient devenues plus pertinentes que jamais, est à considérer.


  1. Allusion à la déclaration de Patrick Le Lay, président-directeur général du groupe TF1, remontant à 2004 : « Ce que nous [la télévision] vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Temps_de_cerveau_humain_disponible, consulté le 18 juillet 2017.
  2. André Major, L’œil du hibou. Carnets 2001-2003, Montréal, Boréal, 2017, 234 p. (Coll. « Papiers collés ».)
  3. Valery Larbaud, Sous l’invocation de saint Jérôme, Paris, Gallimard, 1946 (1944), 9e éd., 344 p. (Cet ouvrage sur la traduction littéraire n’a rien de religieux, le titre faisant référence au patron des traducteurs.)
  4. Journal de l’abbé Mugnier : 1879-1939, Paris, Mercure de France, 648 p. (Coll. « Le Temps retrouvé ».)

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