Montage : ©Henri Lessard, 2020.
Michel Serres a publié en 2012 Petite Poucette (1), ouvrage à la gloire de la fillette qui pitonnait son smartphone des deux pouces plus vite que son ombre. La Petite Poucette de M. Serres est l’égérie et la prophétesse du monde à venir.
« Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Désormais, tout le savoir est accessible à tous. Comment le transmettre ? Voilà, c’est fait. […] D’une certaine manière, il est toujours et partout déjà transmis. » (M. Serres, La Petite Poucette, p. 21. Le gras est de moi.)
Bien oui, plus besoin d’enseigner, d’apprendre, inutile de se construire une vision du monde basée sur l’expérience accumulée par l’humanité puisque tout est au bout des doigts, pardon, du pouce. C’est la « fin de l’ère des experts (p. 36-37) », et les dispositifs institutionnels de la transmission de la mémoire sociale (les « cavernes » prisons que furent les écoles et les universités (p. 39-40)) n’ont plus qu’à disparaître, enfin. »
L’ignorance n’existerait donc plus puisque le savoir est là, disponible à tous, suffit d’aller le chercher au besoin. Mais le chercher où, et pour répondre à quelle question, à quel besoin ? Et comment le reconnaître, comment s’assurer qu’on l’a trouvé ?
M. Serres, tout à son enthousiasme technophile, et tout philosophe qu’il est, ne semble pas s’inquiéter de ces questions, pourtant fondamentales. Qu’un savoir n’est pas une chose tangible et circonscrite, objectivée, que l’on prend sur une tablette pour l’y remettre après usage ne semble pas l’intéresser. Pour qu’un « savoir » soit utile, soit assimilé (mais pourquoi s’obstiner à assimiler ce qu’il est plus simple de laisser disponible à l’extérieur de soi ?), il faut un cadre conceptuel, d’autres savoirs qui l’accueillent, qui lui ont préparé sa place et qui lui donnent un sens.
Wikipédia et Google peuvent me dire la masse du proton, la hauteur de l’Everest et la date de naissance de Jules César. Si je n’ai aucune connaissance en physique, en géographie et en histoire, si j’ignore même que de telles « choses » existent, ces trois « savoirs » ne me serviront à rien. Ils s’évaporeront aussitôt « acquis ». Je ne saurai pas les interpréter, comprendre leur portée, ni même, encore plus préoccupant, penser à les demander ou à les chercher. Apparemment, cet autre inconvénient majeur de sa théorie a échappé à M. Serres, décidément peu sagace : pour chercher, il faut déjà savoir un peu et, pour trouver, il ne faut pas prendre la première crotte venue pour une pépite. Aussi, il ne pas faut s’imaginer que le savoir se débite en morceaux entiers se suffisant à eux-mêmes.
La Toile est pleine de savoirs que je ne pourrai jamais utiliser ou comprendre, faute de savoirs préalables. Triste sort que le mien, mais qui est celui de toute l’humanité, vous y compris. Notre capacité à acquérir, chercher et reconnaître le nouveau savoir dépend du savoir déjà assimilé, M. Serres oublie ce fait essentiel.
Ajoutons que l’être humain a besoin d’une carte, d’une représentation cohérente du monde dans sa tête et que lui dire d’aller se promener dans une forêt de savoirs non balisés où il ne distinguerait pas le vrai du faux, le vénéneux du nutritif, est à la fois l’envoyer à sa perte comme individu et comme être humain.
Mais le rêve de Serres s’est réalisé. Sa Petite Poucette règne en maîtresse sur le monde. Elle fait ses recherches. Elle n’est cependant pas dénuée de tout savoir (malheureuses séquelles résiduelles du monde révolu, sans doute ?) : elle en sait assez pour chercher à tors et à travers, comprendre tout de travers et répandre son « savoir durement acquis » à travers la Toile aux bénéfices d’autres Petites Poucettes. Et d’autres Petits Poucets, la bêtise et l’ignorance ne connaissant ni sexe, ni frontières ni âge.
Je n’ai jamais compris l’accueil favorable dont a bénéficié le livre de M. Serres. La thèse de l’auteur est tellement ridicule (l’accès universel au savoir rend inutile l’apprentissage et l’enseignement) et inepte (les ignorants utiliseront mieux leurs facultés créatrices que les personnes à la tête encombrée de savoirs) qu’il faut suspecter la complaise et l’ignorance des chroniqueurs, toujours contents de chroniquer même à partir de rien. Il faut aussi compter avec le terrorisme des technologies, toujours innovantes et toujours plus efficaces, ça va de soi, sur l’esprit de mes contemporains.
- (1) Michel Serres, Petite Poucette, Éditions Le Pommier, 2012, 90 pages. N’ayant plus le livre sous la main, j’ai emprunté les citations à Julien Gauthier, dans le site de la revue Skholè : http://skhole.fr/petite-poucette-la-douteuse-fable-de-michel-serres. L’analyse du livre de M. Serres par J. Gauthier est beaucoup plus fouillée que la mienne. (Le texte de M. Gauthier dans Skholè n’étant plus disponible, je vous renvoie à cette adresse : Petite Poucette : la douteuse fable de Michel Serres Julien Gautier (free.fr))
Texte paru dans le blogue Balour Dix le 27 août 2020.