Année julienne – Neuf vies

Nouvelle extraite du recueil UNE ANNÉE JULIENNE AVEC NOËLLE.

La narration est assurée tour à tour par l’un ou l’autre des deux personnages éponymes, JULIEN ou NOËLLE. Voir pour en savoir plus sur ces jeunes protagonistes, lire « PRÉSENTATIONS » ; la nouvelle qui ouvre le recueil et qui lui donne son nom, « UNE ANNÉE JULIENNE », est aussi disponible dans le blogue. Les autres nouvelles mises en ligne sont accessibles par ce LIEN.

Publication février 2023, Henri Lessard, éditeur, dans la collection du Circonvolu. Voir la page de la collection dans le blogue (LIEN).

ISBN 978-2-9821444-0-8 (PDF)
ISBN 978-2-9821444-1-5 (ePub)
ISBN 978-2-9821444-2-2 (papier)

© Henri Lessard, CopyrightDepot.com no 00072068

© Copyright Henri Lessard, manuscrit déposé à la SARTEC le 21 mai 2021, certificat no 34490.

Neuf vies

Note. – NOËLLE est la narratrice de la présente histoire.

Tout un chacun peut trouver un réconfort quotidien à se dire : « Demain, je serai encore en vie ». On ne se trompera qu’une seule fois.
H.L

La mort est un mal. Les dieux en ont jugé ainsi : sinon, ils seraient mortels.
Sappho, poétesse grecque, VIIe-VIe s. av. J.-C.

D’aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours su que je disposais de neuf vies, comme un chat – ou plutôt comme une chatte. Je ne m’en suis jamais vanté. D’abord, on ne m’aurait pas crue et ensuite, des petits malins se seraient empressés de mettre mes prétentions à l’épreuve et la neuvaine au complet y serait vite passée. En réalité, c’est que j’étais un peu embêtée par cette générosité sans précédent du destin. On s’imagine d’abord jouir d’une chance extraordinaire, mais les complications apparaissent dès qu’on y réfléchit. À quel rythme épuiser mes vies de rechange, comment les dépenser à bon escient ? Patienter jusqu’à 99 ans avant de commencer à piger dans mon capital de résurrections ne ferait qu’étirer ma sénescence ; exhaler mon dernier souffle plusieurs fois dans ma jeunesse ou durant ma maturité ne m’assurerait au total aucune longévité exceptionnelle.

Les humains n’expérimentent la mort qu’une fois dans leur existence. L’anticipation de l’heure fatale les remplit d’angoisse et, dans les cas extrêmes, gâche littéralement leurs jours et leurs heures. Moi, je bénéficierai du privilège de pouvoir répéter mon départ ; je ne m’éteindrai pas en novice, en ignorante, je serai une pro du trépas, une blasée qui rendra son âme pliée et repassée, indemne des affres et froissures des derniers instants :

— Craindre l’agonie, moi ? Mais j’ai l’habitude, voyons, je suis morte tellement de fois déjà, lisez donc mon curriculum vitae !

C’était du moins ainsi que je voyais les choses au début.

Il y a bien la petite mort, l’orgasme, mais c’est autre chose et on ne perd aucun capital de vie à réitérer cette extinction inaboutie.

Parfois, j’avais envie d’aller au-devant des événements et de tester mon abonnement non reconductible à l’immortalité. Un frisson me parcourait quand je prêtais l’oreille à l’appel romantique de l’au-delà. Cependant, j’hésitais à risquer une vie, et surtout à risquer ma vie – si je me trompais et que je n’en avais qu’une, comme tout le monde ?

Le résultat de ces tergiversations fut que j’atteignis ma dix-septième année avec un stock de vies de secours intact.

Il y eut au printemps de cette année-là une fusillade au collège. D’abord résonnèrent dans mon dos des pop, pop, pop que j’aurais été en peine de reconnaître pour ce qu’ils étaient, les rafales d’une arme automatique. Puis, des cris dans les couloirs ; Martine, l’amie que j’accompagnais à son casier, me toucha le bras et lança par-dessus mon épaule un regard arrondi avant que son œil ne bascule ; une tache noire était apparue sur son pull over.

Ensuite, je ne sais plus puisque j’ai été abattue à mon tour.

On ne conserve pas en mémoire les secondes qui précèdent une perte de conscience. Personne ne se souvient non plus, je l’appris ce jour-là, de celles qui précèdent la perte de conscience finale, la mort. Notre autobiographie mémorielle s’arrête donc au mieux un instant avant notre fin biologique. La source du Léthé coule dans notre monde, nous en buvons l’eau de notre vivant et non après notre trépas, contrairement à ce que prétendent les philosophes.

Mais, entre nous, ce que disent les philosophes…

Martine n’aurait donc rien eu à raconter sur sa propre mort. Ayant été descendue une ou deux secondes après elle, je ne pouvais en dire grand-chose de plus, le moment de sa mort ayant sombré dans l’oubli où s’engouffra la mienne propre.

On crut que j’avais eu la présence d’esprit de me plaquer au sol et de demeurer immobile, de faire la morte, et que le sang qui imbibait ma robe et dont la flaque s’élargissait sur le terrazzo était celui de Martine. Comment leur expliquer leur erreur ? Il aurait suffi pour se rendre compte de la vérité d’analyser la flaque de sang où se confondaient le mien et celui de Martine. Mais on ne s’arrêta pas à ces détails, l’évidence était là, une morte par balle et une rescapée, indemne, côte à côte, et tout fut nettoyé sans distinction, d’un coup de vadrouille.

La vérité aurait été trop incroyable à raconter.

Si Martine s’était rangée de côté pour se faire un écran de mon corps – réflexe de conservation que je lui aurais pardonné –, j’aurais volontiers encaissé un chargeur au complet à sa place. Mais les choses s’étaient déroulées trop vite et elle n’avait pas eu le temps de se rendre compte de ce qui survenait.

Elle est morte, moi aussi ; je vis encore, elle non.

Trois étés plus tard, je commis une maladresse au volant sur une autoroute ensoleillé ; le dernier regard de Martine m’était apparu à travers le pare-brise et ma voiture fit une embardée. Les images de notre ultime échange muet près des casiers ne cessaient de me hanter. Martine avait eu, aux premiers échos de la fusillade, une expression de surprise, une imperceptible circon-flexion des sourcils – c’est à ce moment qu’elle m’avait frôlé le bras –, une sorte de « Oh ? » atone, puis son regard s’était absenté, comme s’il était possible de rengainer son être, de le laisser s’éteindre sans plus de manières dans le noir, derrière les pupilles. Je butais sans cesse sur cette petite syllabe qu’elle avait fait mine d’émettre, syllabe de surprise (« Oh ! ») ou d’affaissement (« … oh… »). Parfois, je me persuadais qu’il n’y avait eu dans cette exclamation jamais prononcée qu’une modulation trop subtile pour être captée sur le vif ; il fallait un effort de concentration pour que la mémoire saisisse et recadre cette fugitive image qui correspondait sans doute à l’instant où une balle s’était frayé un chemin derrière son sternum, causant des dégâts irréparables dans les pompes, tuyaux et soufflets de son intérieur. Mais peut-être que tout cela était le fruit de mon imagination.

Survint une épidémie qui fit de nombreuses victimes à travers le monde. Aux soins intensifs où je fus amenée, mes signes vitaux s’éteignirent deux fois en l’espace d’un quart d’heure. J’appris ainsi que, dans les cas graves, je pouvais trépasser, ressusciter, retrépasser aussitôt et ressusciter derechef. On me considéra comme une miraculée.

C’était bien le cas, et deux fois plutôt qu’une.

Mourir alitée est plus pénible que mourir d’une balle dans un ventricule ou des conséquences d’une distraction au volant ; souffrir une longue agonie, je l’avais constaté, n’apporte pas plus de connaissance qu’un départ subit. Martine serait sans doute d’accord avec moi sur ce point. Voilà toute l’expertise que m’ont valu quatre décès. Nul savoir, nulle sagesse ne se trouvent donc au bout du chemin ?

J’ai déjà brûlé ou éteint quatre vies et je n’ai pas 25 ans. Je ne battrai aucun record de longévité, disposer de neuf vies équivaut à n’en avoir qu’une. Le fil du destin est d’un seul tenant, pour moi comme pour vous. Neuf vies, encore cinq résurrections, un seul récit, une seule héroïne…

J’aurais volontiers donné une des vies qui me restaient, ou même deux ou davantage, pour le plaisir de savoir Martine toujours vivante, près de moi ou ailleurs dans le monde. Mais voilà, ni la vie ni la mort ne se partagent.

Je me console en me disant que notre sang répandu sur le plancher s’était confondu en une seule nappe rouge. Nous sommes tombées ensemble et, d’une certaine façon, jamais cette coïncidence où la fatalité nous a réunies ne pourra être abolie.

Quant à la balle qui m’avait abattue, on ne l’a jamais retrouvée. Il faut croire qu’elle s’est escamotée avec ma résurrection. Autrement, si aucun projectile ne m’a jamais touchée, cette histoire tout entière devient une affabulation insensée.

Commentaires 3

  • Beau grand voyage en en mots, merci Henri!

  • Ouahou, il s’en passe des choses dans cette histoire! J’imaginais les images d’un film qui se déroulaient…

    • Ah, j’avais pas pensé à ça : quelqu’un qui a neuf vies voit neuf fois le film de sa vie se dérouler devant ses yeux et le film s’allonge de décès en décès. Si, en plus, la personne revit les moments où elle a revécu sa vie lors de ses précédentes morts, il risque de se former des boucles infinies de remémoration…

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