Année julienne – Origami amoureux

Nouvelle extraite du recueil UNE ANNÉE JULIENNE AVEC NOËLLE.

La narration est assurée tour à tour par l’un ou l’autre des deux personnages éponymes, JULIEN ou NOËLLE. Voir pour en savoir plus sur ces jeunes protagonistes, lire « PRÉSENTATIONS » ; la nouvelle qui ouvre le recueil et qui lui donne son nom, « UNE ANNÉE JULIENNE », est aussi disponible dans le blogue. Les autres nouvelles mises en ligne sont accessibles par ce LIEN.

Publication prévue en février 2023, Henri Lessard, éditeur, dans la collection du Circonvolu. Voir la page de la collection dans le blogue (LIEN).

ISBN 978-2-9821444-0-8 (PDF)
ISBN 978-2-9821444-1-5 (ePub)
ISBN 978-2-9821444-2-2 (papier)

© Henri Lessard, CopyrightDepot.com no 00072068

© Copyright Henri Lessard, manuscrit déposé à la SARTEC le 21 mai 2021, certificat no 34490.

Origami amoureux

Note. – JULIEN est le narrateur de la présente histoire.

L’écrivain Georges Simenon (1903-1989) s’est déjà vanté d’avoir « connu » 10 000 femmes. Pour en arriver à ce montant – trop carré pour n’avoir pas été arrondi, mais passons – il faut que peu d’entre elles, sinon aucune, n’ait voulu coucher avec lui une seconde fois.

— Je te retiens à déjeuner ? On pourra faire connaissance…

L’humour, c’est comme le tir à l’arc : le risque est grand pour le tireur maladroit de rater la cible et de se pincer lui-même avec la corde.

Elle s’arrêta sur le seuil de la cuisine. Son t-shirt orangé, coupé deux tailles trop grandes, lui faisait une sorte de cloche informe. Comment interpréter son mutisme ? Elle baîlla. J’excluais les hypothèses les plus pessimistes : les gens de méchante humeur agissent avec moins de nonchalance. Le col du t-shirt avait bâillé (lui aussi) quand elle s’était penchée pour s’asseoir à la table. Tapi dans l’ombre teintée de safran, un sein avait pointé le museau comme pour humer l’air du dehors, hésitant à sauter le rebord pour apparaître au grand jour.

— Si tu ne me mets pas à la porte, dit-elle, je reste. Surtout si tu me sers le café.

Elle se tortilla sur sa chaise pour étirer le t-shirt sur ses cuisses, secoua la tête ; hier soir, alors qu’elle s’inclinait sur moi, ses lèvres avaient flotté, suspendues, comme le sourire d’une korè perdu dans la masse de cheveux blonds et roux qui lui masquaient le visage.

— Si tu t’en vas, je vais penser à toi et ça risque de devenir une obsession. Si tu restes, je devrais m’accommoder de ta présence…

— Je vais m’incruster pour que tu ne t’attaches pas, dit-elle. Il ne faudrait pas que tu prennes un mauvais pli avec moi.

Elle souffla sur son café, prit un croissant. Elle était gauchère, je ne le remarquais que maintenant. C’était donc ça. Je n’étais jamais passé entre les mains d’une gauchère. Les caresses, les gestes, n’étaient pas les mêmes. L’espèce d’étourdissement qui me tenait, le sentiment dissolvant qui ne me lâchait pas, ce petit pli au cœur – puisqu’il était question de pli – ce n’était que l’effet de la nouveauté, de la désorientation ?

Heureusement, certaines parties du corps humain sont uniques et ne sont pas affectées par le dilemme gauche-droite ; le sexe, par exemple, est exactement dans la pliure longitudinale du corps.

— Tu ne manges pas ? m’interrogea-t-elle à travers les volutes qui montaient de sa tasse de café maintenue à la hauteur de ses lèvres.

— Il y a toujours plus d’avant et d’après que de pendant…, dis-je.

Elle fronça les sourcils. Un exposé philosophique, à huit heures du matin ?

— Ça vaut pour le sexe et pour un tas d’autres choses, dis-je encore. L’attente, l’anticipation et la remémoration, qui entretient elle-même une nouvelle anticipation, prennent plus de place que l’acte même.

— Et présentement, nous sommes…

— Moi, je suis dans la remémoration et l’anticipation tout à la fois, ou peut-être l’espérance. Toi, je ne sais pas où tu en es.

Si le cœur et le sexe étaient alignés, une seule pliure en viendrait à bout. Au lieu, le cœur avait fait un petit pas de côté, et s’était mis à l’écart, à gauche. Résultat, j’avais deux plis distincts : un au cœur, un autre au sexe. C’était trop pour un seul homme, j’étais fait…,

Son sourire de la veille lui revenait ; sourire gourmand, tout à l’instant présent.

… j’étais fait, qu’elle reste ou qu’elle parte, les choses étaient pliées pour moi. Elle éplucha une orange ; ses doigts agiles (vive les gauchères !) découpaient l’écorce et séparaient les quartiers. Le vert de son vernis à ongles jurait avec la couleur du fruit et ce contraste me faisait venir un goût acidulé à la bouche. Elle aspira les quartiers un à un. Moi, j’aurais plutôt mordu dans ses lèvres.

Son pied nu frôla mes jambes, s’immisça entre mes cuisses, écarta les pans de ma robe de chambre, puis se retira.

— Tu bandes, dit-elle. Anticipation ou remémoration ?

Elle contourna la table pour venir s’asseoir sur mes genoux.

— Tu veux un quartier d’orange ?

Elle me fourra la moitié d’un quartier entre les lèvres. Le suc de la pulpe s’écoula sous la double morsure. Je fis passer son t-shirt par-dessus tête ; sa chevelure s’épanouit en désordre, soulevée par le passage du collet. Les filles ne sont complètes que toutes nues ; les vêtements les découpent en parties indépendantes, exposées ou cachées, et la nudité rétablit l’unité, tant pour les yeux que pour les mains.

— Une petite vite pour que Monsieur ait de quoi se remémorer ?…

Nous nous étions déjà beaucoup pliés l’un dans l’autre, la nuit passée. Une sorte d’origami amoureux dont la séquence de pliures et de dépliures était vieille comme le monde. Les bras autour de mon cou, elle se redressa ; ses lèvres flottaient dans la masse de cheveux qui lui masquaient le visage ; puis, elle replia les genoux pour permettre à mon sexe de pénétrer dans l’axe longitudinal de son corps.

*

De l’origami, amoureux ou pas, elle avait surtout retenu la recette des avions en papier, ou celle des petits bateaux qui s’en vont au fil de l’eau. Elle ne s’incrusta pas longtemps : elle s’éclipsa, sans revenir, peu après une ultime séance d’origami en duo. Elle était du genre à craindre de prendre un mauvais pli en restant trop longtemps avec le même gars. Comme tous les problèmes de couple proviennent non pas de la découverte, mais de l’accoutumance, jamais nous ne déchanterions ensemble.

Je conserve depuis un petit pincement, côté gauche, sur le pli du cœur. Et l’« après » s’allonge beaucoup trop quand il ne devient jamais un « avant ».

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