Tous les films sentent le popcorn

Lentement, je suis devenu allergique au cinéma. L’odeur du popcorn n’y est évidemment pour rien, on peut tout aussi bien regarder un film à la maison en mangeant de la pizza. La raison de mon désamour réside ailleurs. Comme 99,9 % d’entre vous, j’ai tout d’abord été un spectateur heureux et satisfait. L’attraction du cinéma ne rencontre aucun obstacle chez la plupart des gens, c’est l’existence du 0,1 % de réfractaires qui demande explication (1).

Je reconnais qu’il y a de bons films, et même d’excellents. Ça ne me réconcilie pas avec le cinéma.

De même, je reconnais que les bons livres sont rarissimes. Ça ne me brouille pas avec la littérature.

On appelle ça un parti-pris.

Curieusement, mes difficultés avec le cinéma remontent à la lecture d’un article dithyrambique d’Umberto Eco sur Casablanca (2). À l’époque – au début des années 1990 –, j’ignorais tout de ce film de Michael Curtiz réalisé en 1942. Je précise tout de suite que ce sont moins les caractéristiques de ce film qui importent ici – la subtilité de son intrigue ou le jeu de ses comédiens – que ce qu’il m’a révélé sur les films en général. De Casablanca, disons simplement que l’action se déroule à Casablanca (of course) durant la Seconde Guerre mondiale, qu’Ingrid Bergman et Humphrey Bogart tiennent les rôles principaux et que l’intrigue repose sur le conflit entre plusieurs sentiments qu’il est inutile d’énumérer.

Casablanca, c’est aussi et surtout un film culte, un classique du cinéma. En vérité, c’est le film le moins bien choisi pour dégoûter quelqu’un du cinéma et il faut être un peu inconscient pour s’y attaquer. Le texte d’Eco m’avait furieusement donné envie de le voir. Gagné d’avance au culte de Casablanca, j’aimais déjà ce film, sur la seule foi de son témoignage, sans en avoir visionné une seule image. Qui a dit que l’amour est aveugle ?

Puis, un jour, j’ai pu voir Casablanca.

Pouvait-on s’intéresser à des êtres si impeccablement coiffés, se mouvant dans une lumière si belle qu’elle tenait à la fois d’un éther impalpable et du gluant d’un sirop trop épais ?

Eco m’avait décrit des personnages tourmentés, écartelés entre plusieurs allégeances. Mais était-il possible de s’intéresser aux affres de gens si bien habillés, portant des vêtements si ostensiblement neufs et dont on devinait que le fer à repasser aplatissait le moindre faux pli entre chaque prise ? Pouvait-on, de la même manière, s’intéresser à des êtres si impeccablement coiffés, se mouvant dans une lumière si belle qu’elle tenait à la fois d’un éther impalpable et du gluant d’un sirop trop épais ? La réponse est, bien sûr, non.

Le monde de Casablanca n’était pas seulement irréel (le théâtre, la peinture, la littérature sont encore plus irréels, mais demeurent d’irremplaçables révélateurs du réel), il n’était pas crédible, incapable de se maintenir par lui-même. Il lui fallait des maquilleuses, des éclairagistes, des accessoiristes dont l’encombrant troupeau derrière la caméra et le décor se devinait rien que trop. Un film est avant tout un monde surpeuplé, une fourmilière qui réclame l’attention de trop de petites pattes, d’antennes et de mandibules.

En quelques minutes, j’étais passé de fidèle du culte à parfait apostat. Le malaise éprouvé ne m’a jamais quitté. J’étais désormais l’incrédule qui hausse les épaules, que tout agace et que rien ne convainc. La musique est toujours de trop dans un film (3) ; elle me force à éprouver des sentiments qu’il est incapable de faire naître par lui-même ; les mines songées que savent si bien prendre les comédiens me font rire ; le cru est trop cru, le sophistiqué trop sophistiqué ; les apparences, rien que des apparences. Tout dans un film, les plans, les séquences, le son, les silences, est filmique, trop filmique, et ne cesse de nous démontrer, de nous faire entendre et de nous répéter que nous regardons un film. Bref, tout sent le popcorn.

Je ne parle pas des effets spéciaux, devenus si banals qu’ils n’ont justement plus rien de spécial, ça serait céder à la facilité que s’attaquer à cet aspect affligeant du 7e art.

Tout dans un film, les plans, les séquences, le son, les silences, est filmique, trop filmique, et ne cesse de nous démontrer, de nous faire entendre et de nous répéter que nous regardons un film. Bref, tout sent le popcorn.

Je ne suis pas loin d’approuver le Dogme95 « lancé en réaction aux superproductions anglo-saxonnes et à l’utilisation abusive d’artifices et d’effets spéciaux aboutissant à des produits formatés, […] lénifiants et impersonnels (4) » et qui ne tolère que les captations directes et proscrit l’utilisation de trames musicales. Mais ce serait remplacer l’artifice par la pauvreté, un académisme par un autre.

Prenons l’un des films dont je conserve le meilleur souvenir, Continental, un film sans fusil (2007), de Stéphane Lafleur. Une scène m’a obnubilé au point d’occulter presque entièrement l’œuvre dans mon esprit. Marcel (Gilbert Sicotte) va à l’appartement de Nicole, son ex (Pauline Martin) ; celle-ci, méfiante, entrouvre la porte. Cette simple porte offre la meilleure performance du film : vieille, lourde, écaillée, repeinte, elle crève l’écran par son authenticité, elle résume à elle seule la vie de Nicole, l’immeuble où elle habite, tout son voisinage, l’état de son moral et de ses finances. Et on se demande aussitôt, est-ce une vraie vieille porte prise telle qu’elle, une vieille porte vieillie encore plus pour les besoins du film, une porte neuve arrangée par les accessoiristes, une porte construite de toutes pièces faute d’avoir trouvé la vieille qu’il fallait ?

Quand un détail aussi secondaire en arrive à prendre toute la place, c’est que quelque chose ne va pas. Il m’arrive souvent de me dire que les meilleurs acteurs d’un film sont le décor et les costumes – quand ils n’attirent pas l’attention par leurs défauts ou leurs outrances. Le cinéma : monde où l’accessoire (dans tous les sens du terme) phagocyte l’essentiel.

Le cinéma est un art faible. La réussite autant que l’échec d’un aspect secondaire d’un film met toute l’œuvre en péril.

Notes

  1. Statistiques évidemment inventées de toutes pièces.
  2. « Casablanca, ou la renaissance des dieux », dans : Umberto Eco, La guerre du faux, traduit de l’italien par Myriam Tanant et Piero Caracciolo (coll.), Éditions Grasset & Fasquelle, « Biblio Essais », Livre de poche, no 4064, LP 13, 1985, p. 281-287.
  3. À ce propos, il devrait être interdit de diffuser les Gymnopédies de Satie en trame sonore des films et des documentaires : on va finir par m’en dégoûter, et ce serait très dommage.
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Dogme95
  5. Continental… est un très bon film et la performance de ses acteurs magistrale. Voyez comme je ne suis pas sectaire.

Article paru d’abord dans le blogue Balour Dix, le 9 février 2018 (lien).

Ajout (6 déc. 2022)

Je ne peux pas m’empêcher d’enfoncer le cou avec ce texte que je viens de découvrir. Il date d’avant le cinéma, Anatole France, son auteur, l’a publié en 1895.

Dans ce qui suit, remplacer le mot théâtre par cinéma…

« Je ne crois pas que douze cents personnes assemblées pour entendre une pièce de théâtre forment un concile inspiré par la sagesse éternelle ; mais le public, ce me semble, apporte ordinairement au spectacle une naïveté de coeur et une sincérité d’esprit qui donnent quelque valeur au sentiment qu’il éprouve. Bien des gens à qui il est impossible de se faire une idée de ce qu’ils ont lu sont en état de rendre un compte assez exact de ce qu’ils ont vu représenté. Quand on lit un livre, on le lit comme on veut, on en lit ou plutôt on y lit ce qu’on veut. Le livre laisse tout à faire à l’imagination. Aussi les esprits rudes et communs n’y prennent-ils pour la plupart qu’un pâle et froid plaisir. Le théâtre au contraire fait tout voir et dispense de rien imaginer. C’est pourquoi il contente le plus grand nombre. C’est aussi pourquoi il plaît médiocrement aux esprits rêveurs et méditatifs. » (Anatole France, Le Jardin d’Épicure, Calmann-Lévy, éditeurs, Paris, p. 17, 1923 [publ. originale 1895] (*)

* Version numérique Jean-Marc Simonet, collection « Les classiques des sciences sociales », http://classiques.uqac.ca/
, Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi, http://bibliotheque.uqac.ca/

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