C’était le matin, je me rendais au travail, irrité contre le vent froid qui me forçait à marcher le menton dans le collet. Parvenu à une intersection, je constate, levant les yeux à droite, que les feux de circulation autorisent les piétons à traverser le boulevard. Bref coup d’œil à gauche, histoire de m’assurer que les voitures se sont bien immobilisées. J’aperçois, de l’autre côté de la chaussée, l’inévitable abribus, boulonné au paysage depuis des années. La vision, parfaitement claire, s’efface aussitôt. En effet, j’ai relevé la tête, étonné ; l’abribus a été démonté la veille, il ne peut pas être là.
De fait, il n’y est pas.
Le mirage a été aussi net qu’il a été bref, à peine une fraction de seconde. Rien pour affecter le rythme de mes pas.
Simplement, mes yeux, habitué à observer la scène matin après matin depuis le même coin de l’intersection, avait planté le décor d’avance, obligeant mon esprit à intervenir en toute hâte pour rectifier les choses et ramener mes sens à la réalité.
Ou, mieux, à l’observation de la réalité, et non à sa reconstitution d’après souvenirs.
Si brève qu’elle ait été, ma vision de l’abribus m’avait permis d’apprécier le poli de son cadre en alumium. Je m’étais paresseusement servi un abribus vide.
J’aperçois l’inévitable abribus, boulonné au paysage depuis des années.
Ma première question est : si l’abribus avait toujours été en place, s’il y avait eu des gens attendant l’autobus, comment se serait opéré l’insensible transition entre l’abribus vide tiré de ma mémoire et l’abribus réel, avec des gens à l’intérieur ou devant ses baies vitrées ?
Deuxième question : combien de fois, croyant voir l’abribus réel, j’avais vu en réalité un abribus mnémonique ?
Troisième question, combien de fois par jour est-ce que je me joue à moi-même de semblables tours ?
Enfin, ultime et seule vraie interrogation, être abusé par un abribus, est-ce grave docteur ?
PS. – L’abribus a été remonté peu après son démantèlement.
Billet primitivement paru dans le blogue Balour Dix, le 17 juin 2014 (lien).