
Il y a longtemps, alors que je travaillais pour la Chambre des communes, j’ai fait la connaissance d’une femme particulière qui, à son insu, m’a sauvé la vie. À cette époque, suite à des ruptures amoureuses douloureuses, j’en étais venue à rechercher ma force dans une indépendance affective excessive qui rejetait tout attachement. Mon cœur se refermait dans cet axe de ma vie et ma sensibilité se réfugiait dans ce réflexe que j’entretenais.
La rencontre de Béatrice a marqué un tournant pour moi. Ce n’est pas pour rien que son histoire résonnait si fort en moi. À travers elle, j’ai – avec le temps – pris conscience du danger qui me menaçait à trop me protéger de l’amour. Aujourd’hui, je suis reconnaissante à la vie de m’avoir confrontée à ce miroir qu’a représenté cette femme pour moi. Miroir qui a contribué à m’éveiller à une certaine vérité et à la tendresse.
Les trois textes qui suivent vous présentent Béatrice. Je vous invite à vous laisser toucher par son désir de liberté devenu prison. À lui donner un peu d’affection et, à travers elle, à reconnaître et accueillir ceux et celles qui lui ressemblent, que trop souvent nous côtoyons à notre insu.
Béatrice, c’est aussi cette partie de nous qui aspire à l’amour, la reconnaissance et l’équilibre. Cette partie de nous dont l’élan de vie s’enfarge dans toutes sortes de blessures, de peurs, petites et grandes.
Ayons l’audace de croire… afin de tendre vers le plus lumineux de soi!
BÉATRICE – La rencontre
Ottawa, rue Wellington, soir
Une vieille dame attend l’autobus
Cheveux coupés carré à grands coups de ciseaux mal aiguisés
Elle attend. Se désole. S’affole
Je m’approche, hésite… offre de la raccompagner
À son tour, la vieille dame hésite
Elle accepte
Les semaines, les mois, les ans s’écoulent
Et coulent dans mes veines les eaux tumultueuses d’un miroir fêlé
…
BÉATRICE – Tableau 1
Chère madame Reiner, ma sœur, ma mère
Béatrice, la reine… Reiner, le règne fou de douleur
Béatrice Reiner… la torsion, tordue, distorsion
La liberté craquée, aux flancs crevassés
La reine solitaire. La fillette fatiguée. La révoltée. L’insoumise
En tout temps, le nez tourné face au vent
Tant de lourdeur chaque jour à porter
Le poids de la peur et de la peine. Ta colère souveraine
Si souvent trahie que tu rejettes la moindre lueur d’amitié
Béatrice, la puissante qui a oublié de plier, de ployer, de pardonner
Tu marches aux antipodes de la foi, de la confiance
Ta peur terrifiante de la moindre dépendance
Depuis si longtemps ton cœur enfoui dans le rejet
Et pourtant, ce besoin pressant de chaleur, de repos, de détente
Ta soif de douceur
Amour. Résistance. Persistance
Ta survie à la limite du tolérable
Combien de fois cueillie par la police
Les visites à l’hôpital psychiatrique
La survie, le jeu, la tension… pour en ressortir, sortir de prison, revenir chez toi sur le pouce
Béatrice, chère Béatrice
Ta maison te ressemble
Pas de chauffage ni d’eau courante
Petite maison stylée, délabrée
Aux fenêtres condamnées pour ne pas laisser pénétrer le froid
Mais qui bloquent aussi le soleil et la chaleur
Toutes tes plantes
Les graines que tu fais germer, que tu nourris et soignes
Tes mains laborieuses dans la terre vivante
Le magnifique jardin de fleurs autour de ta maison
Ton cœur
Ta maison
Au deuxième étage, des objets rangés partout
Achetés chez les Emmaüs, Saint-Vincent-de-Paul et autres places bon marché
Des objets de bon goût
Tes cadeaux à toi-même. Tes enfants. Tes alliés
Tu n’as que des objets et des plantes à qui parler
À aimer
Pas d’animaux. Ni chat, ni chien, ni rien
Des imbéciles pourraient te les tuer, dis-tu
Aucune sécurité
Tu rêves d’une serre dans ta maison
D’un pays ensoleillé et fleuri ouvert sur la vie
Mais tu fermes ton cœur à l’amour que je te tends
Tu ne peux faire autrement, je sais
La mémoire des blessures t’est devenue refuge
Réflexe de fermeture
Chère madame Reiner, ma sœur, ma mère
Tu habites si fort mon cœur…
Tu vieillis
Ton endurance et ta résistance diminuent
Tu faiblis
Près de soixante-dix ans maintenant
Les hivers sont durs à traverser
Que deviens-tu… Que deviens-tu…
…
BÉATRICE – Tableau 2
Réno Dépôt
J’achète
Des bulbes
Iris, jonquilles, crocus
2,89 $ / 3,89 $ / deux pour une piastre
J’achète
Mets dans des sacs
Paye cash
J’achète
En vrac et tubercules
De l’espérance vivante, latente
Printemps en banque
Attente
Traversée lente du mur dur de l’hiver
Et de l’absence
J’achète… Et plante…
Achète et plante des iris
Pour toi Béatrice, ma mère, ma sœur, ma semblable
Dans ta si vive indépendance, ta si vive ferveur aux prises avec le monde
Je plante des jonquilles pour toi, l’amoureuse folle et solitaire qui dormait dans l’hiver tel un bulbe dans la terre, qui marchait sur la terre telle une résistance fière
Je plante des crocus pour toi, l’espérante aux joues creusées par la tempête quand s’élance le printemps aux flancs de la dernière neige ou que tombent les feuilles au tombeau de novembre
Un poème pour toi, Béatrice, la bien vivante, au verbe cultivé dans quatre langues. Toi, la douce et forte, morte le long de la route, happée par une auto, si près de chez toi que ta maison t’a vue tomber
Pour toi…
Un cimetière de papier
En images et vérité
Pour moi…
Un papier miroir pour me rappeler
Que le ciel sur la terre
Couche ses dernières volontés
Ton histoire cassée me casse
Ma nuque s’emplit de chevaux usés
Je prends des photos de ton paradis perdu, ta maison vandalisée, ton jardin dévasté
Des photos pour te retrouver, un peu te toucher, te laisser aller…
Et je plante ma mémoire de toi
Dans le cœur des autres
Et tu deviens bulbe, patience, latence
Dans le cimetière où tu reposes
Anonyme et aimée… malgré toi, aimée
Je plante au hasard d’un coin de pelouse mal identifié
Les bulbes achetés
Au printemps
Tu jailliras de la terre
Comme un soleil
Sur la neige épuisée
Tu dresseras ton espérance
Cœur de crocus, main jonquille, œil iris
Tu deviendras ce que tu as tant aimé
Fleurs, jardin, beauté.

C’est infiniment touchant!